Revue protestante de culture

Œcuménisme

? Pierre-Alain Jacot

Vivre ensemble tout ce que nous ne sommes pas obligés de vivre séparément ! Cinq-cents ans après la Réforme, alors que, dans un monde en mutation, les Églises sont conviées à passer du conflit à la communion, se pose la question de la pertinence de nos vieilles barrières confessionnelles hérités du passé. Cette rubrique se veut invitation à recevoir, penser, célébrer et construire l'unité pour laquelle le Christ a prié. Enfants différents d'un même Père, et par là même de facto frères et sœurs, les chrétiens sont appelés non pas à l'uniformité, mais à la diversité réconciliée, toutes voiles dehors, poussés par le souffle de l'Esprit.

 

2017, bilan œcuménique

Février 2018
Protestants en fête 2017 (© Pierre-Alain Jacot)

Du playmobil à un héritage plus durable ?, tel était le titre du forum œcuménique tenu au centre Istina (Paris) en partenariat avec la commission œcuménique de la Fédération protestante de France le 12 décembre 2017. À cette occasion, Frédéric Chavel, professeur de théologie systématique à l’Institut protestant de théologie, a livré sa mise en perspective théologique de la commémoration des 500 ans de la Réforme. Une table ronde a réunit les réactions de quatre théologiennes de quatre confessions différentes.

 

Faire ensemble tout ce que l’on est pas obligé de faire séparément. Cette injonction, connue sous le nom de principe de Lund, peut servir de base pour évaluer l’année de commémoration d’un point de vue œcuménique. De manière positive, la commémoration n’était pas auto-centrée ni récupérée par l’esprit du moment, comme cela a été le cas en 1917. La dimension œcuménique a été très marquée dès la sortie du document Du conflit à la communion, dont les cinq impératifs conclusifs ont structuré l’exposé. De manière plus négative, la commémoration a encore souvent été comprise comme jubilé du seul protestantisme, vieille tradition des commémorations précédentes qui n’a pas été complètement effacée. Ainsi, le fait que la Fédération protestante de France ait proposé l’événement Protestants en fête à l’occasion du jubilé comportait cette ambiguïté. De manière générale, les retrouvailles ensemble sont encore exceptionnelles et pas encore assez ordinaires.

 

Se placer dans la perspective de l’unité

 

Des progrès dans la capacité à vivre ensemble peuvent être constatés, mais deux insuffisances sont pointées : d’une part, différentes manifestations à tous les échelons n’ont pas associé comme il convenait l’aspect de commémoration et l’aspect de célébration. Il ne s’agissait pas de choisir entre commémorer ou célébrer, mais de commémorer et de célébrer. D’autre part, une historiographie sélective, négligeant de porter un regard honnête sur sa propre diversité interne, a peu valorisé la notion d’héritage critique. Toute tentation de triomphalisme empêche de s’ouvrir à l’autre pour accueillir son héritage à lui.

 

Se laisser transformer par la rencontre

 

Le travail de lecture croisée des histoires, et de guérison des mémoires, a été largement accompli, mais à des degrés divers et en se dégradant plus on va vers le local, à cause de l’affectivité. Si l’on peut être satisfait de ce qui a été réalisé au niveau mondial entre les grandes communions chrétiennes, la réception française de ce travail n’a pas vraiment progressé à l’occasion de 2017. Le défi d’une catéchèse et d’une prédication transformée par la rencontre de l’autre reste entier, y compris dans le vocabulaire que nous utilisons pour parler de l’autre.

 

Chercher l’unité visible

 

L’unité visible demeure assez limitée actuellement. La méthode du consensus différencié a été interprété injustement comme un moyen de ne pas parvenir à l’unité visible. L’œcuménisme doctrinal déçoit à mesure que l’on sent être parvenu au point d’obsolescence des différences confessionnelles ; alors qu’un effort de redéfinition de la place de la doctrine dans la manière de vivre l’Église est en cours dans bien des confessions, les attentes sont grandes envers l’œcuménisme spirituel et pratique. Faut-il renoncer à poursuivre un travail doctrinal, ou s’y tenir malgré les difficultés ? Faut-il en sortir ou aller vers un autre type de travail ? Dans ce sens, 2017 a été saisi par beaucoup comme une occasion de se tourner vers l’avenir.

 

Redécouvrir et proclamer ensemble l’Évangile

 

Pour les luthéro-réformés, la communion ecclésiale est avant tout un don de Dieu vécu dans la grâce partagée de la Parole prêchée et des sacrements administrés. Saurons-nous vivre le témoignage, la diaconie, la liturgie ensemble ? 2017 n’a pas véritablement été l’occasion de progrès en ces domaines : pas davantage d’échange de chaire, de catéchèse, de diaconie commune ; pas plus d’hospitalité eucharistique.

 

Questions restées ouvertes

 

Valérie Duval-Poujol, théologienne baptiste, s’est demandée de quelle manière a été vécue la dimension du repentir. Katherine Shirk-Lukas, théologienne catholique, s’est demandée si l’on a suffisamment impliqué nos enfants et nos jeunes dans les événements organisés durant toute l’année. Claire Sixt-Gateuille, théologienne réformée, s’est questionnée sur la possibilité d’un consensus différencié à propos de la justification avec les orthodoxes. Enfin, Beate Bengard, théologienne luthérienne, s’est demandée comment rendre compte de la doctrine dans l’Église de façon appropriée, en transmettant à la fois l’héritage confessionnel, mais aussi ce qui a changé d’un point de vue œcuménique.

 

Avons-nous vraiment « fait ensemble tout ce que nous n’étions pas obligés de faire séparément » ? Globalement oui en ce qui concerne les commémorations, mais pas encore tout, et de loin, en ce qui concerne la vie en Église au quotidien.

 

(D’après les notes prises par Mireille Boissonnat, membre de la commission œcuménique de la Fédération protestante de France)

 

La Lettre à la noblesse chrétienne : un appel à l'amélioration

Décembre 2017

La rencontre œcuménique régionale tenue à la maison diocésaine de Montpellier le 10 juin 2017 a balayé un vaste champ historique, de Luther aux chrétiens d'aujourd'hui. Pour comprendre ce qui se jouait au 16e siècle, rien de mieux que d'analyser le premier des grands écrits réformateurs, adressé à Charles Quint et, à travers lui, à la noblesse chrétienne de la nation allemande.

« Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel, dit l'Ecclésiaste, un temps pour enfanter et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant, un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour saper et un temps pour bâtir », et, entre autres, car la liste continue, « un temps pour se taire et un temps pour parler » (1).

 

L'été 1520, Luther acquiert la conviction que pour lui, il est temps non seulement de parler, mais encore de donner de la voix le plus fort possible sur les améliorations qu'il appelle de ses vœux. Il n'est en effet pas encore question de la Réforme avec un R majuscule telle que nous l'entendons aujourd'hui, ni même de la rupture avec Rome. On pourrait dire que ce que veut Luther, c'est un aggiornamento, ou, pour utiliser une autre image contemporaine, une mise à jour du logiciel de l'Église médiévale. Cependant, il sent que la fenêtre d'opportunité pour lancer ce qu'il appelle lui une amélioration de la condition chrétienne est en train de se refermer. Le 15 juin 1520, le pape Léon X a lancé un ultimatum à Luther, lui demandant de se rétracter publiquement sur 41 points précis. C'est cette fameuse bulle que Luther brûlera publiquement le 10 décembre de cette même année, provoquant la rédaction d'une seconde bulle, le 3 janvier suivant, excommuniant cette fois Luther. Luther sent donc l'étau se resserrer sur lui. Il sait que, seul, il ne survivra pas à cette menace d'excommunication et qu'il a impérativement besoin d'un appui massif pour contrer la papauté. Or cet appui, Luther a le génie d'aller le chercher auprès des laïcs, et plus précisément auprès de la noblesse du Saint-Empire romain-germanique.

 

En 1517, les 95 thèses avaient lancé un débat, certes sur la place publique, mais dont les formes restaient celles des disputationes telles qu'elles se pratiquaient dans l'enceinte de l'université. Cela avait fait des remous jusqu'à la Diète, l'année suivante, qui avait alors formulé des doléances adressées à la papauté. Mais cela était resté dans le cadre du long conflit médiéval entre l'empereur et le pape. L'été 1520, Luther publie ce que l'on appelera par la suite les grands écrits réformateurs, dont le premier est un manifeste adressé à la noblesse, non pas en latin, mais en allemand, précisément en vue d'obtenir son soutien.

 

La nouvelle condition chrétienne

 

Luther expose son projet dès le titre de son ouvrage : À la noblesse chrétienne de la nation allemande, au sujet de l'amélioration de la condition chrétienne. Cette idée de condition chrétienne est une nouveauté proposée par Luther, liée à sa découverte, dans les Écritures, du concept du sacerdoce universel des croyants. Luther refuse la séparation médiévale entre condition laïque et condition ecclésiastique qui fait des clercs les seuls habilités à se prononcer sur les questions religieuses. Avec le sacerdoce universel, chaque chrétien a son rôle à jouer dans l'Église. Et comme Luther est en train de se rendre compte que la hiérarchie de l'Église, et notamment la papauté, bloque toute velléité d'amélioration, il estime que, dans ces conditions, le devoir des laïcs, et notamment le devoir de la noblesse de l'Empire, c'est de sauver l'Église des usurpateurs qui sont à sa tête.

 

Comment donc améliorer la condition chrétienne, selon Luther ? L'Ecclésiaste dit qu'il y a un temps pour se taire et un temps pour parler. C'est, d'après Luther, le temps de parler. Non pas seulement pour Luther, mais il est temps que toute la noblesse de tout l'Empire se mette à parler, à défendre l'Église, à prendre position en faveur de l'Évangile libérateur.

 

L'Ecclésiaste dit aussi qu'il y a un temps pour saper, pour détruire, et un temps pour construire, pour reconstruire. Pour Luther, c'est aussi ce temps-là qui est venu. Un temps certes où il faut reconstruire quelque chose de nouveau sur le fondement de l'Évangile, mais un temps également où il faut au préalable détruire ce qui aurait dû être une bergerie ouverte à tous mais qui avec le temps est devenu une forteresse réservée à quelques uns.

 

Détruire pour reconstruire

 

C'est pourquoi Luther, dans cette première partie de la trilogie de ses grands écrits réformateurs, va montrer qu'avant de reconstruire, il convient d'abord de détruire une triple muraille. Abattre premièrement la muraille de l'immunité romaine face à la puissance séculière : le pape ne peut pas être au-dessus des lois. Abattre deuxièmement la muraille de l'exclusivisme romain dans sa prétention à interpréter seul les Écritures. Abattre troisièmement le privilège romain concernant la convocation et la confirmation des conciles qui permettait, dans la pratique, d'empêcher la tenue d'un concile.

 

La destruction de cette triple muraille est pour Luther un préalable indispensable, car ce qu'il propose de reconstruire, il souhaite le faire en s'appuyant d'une part sur le pouvoir séculier, d'autre part sur un concile qui soit effectivement libre et universel.

 

L'ordre du jour du concile

 

La seconde partie de son ouvrage constitue une sorte de catalogue, un peu à la Prévert, des changements souhaitables pour l'Église. Il s'agit en quelque sorte d'un ordre du jour pas très ordonné, mais d'un ordre du jour quand même, du futur concile que Luther appelle de ses vœux. L'ensemble des propositions est rassemblé sous 26 têtes de chapitres, chacun d'eux abordant en réalité souvent plusieurs domaines distincts. Une petite première moitié des propositions se concentre sur la papauté. Si en effet la tête est réformée comme il convient, le corps tout entier s'en portera mieux. La seconde moitié des propositions concerne le moyen et le bas clergé, sans oublier les simples fidèles.

 

Ce n'est pas la première fois que des accusations sont dirigées contre le pape. Mais ce qu'il y a de nouveau ici, c'est que ces accusations ne visent pas tel vice ou telle intrigue de tel pape, mais remettent en cause la fonction même de la papauté. Autre originalité, qui apparaît à plusieurs reprises dans des propositions diverses, c'est l'attitude de Luther par rapport à la mendicité, que ce soit celle de certains moines ou celle des pauvres. La mendicité ne doit plus être l'occasion d'exercer une vertu religieuse, que ce soit la pauvreté d'un côté, ou la charité de l'autre, mais c'est un problème socio-économique qui doit être pris en charge par l'État.

 

Dernier exemple, les paroisses. On dit que c'est le Moyen-Âge qui a découpé le territoire en paroisses. Certes, mais en réalité, la vie paroissiale n'était pas la préoccupation première de l'Église. Luther veut recentrer l'Église sur la paroisse, ce tissu social au sein duquel chaque individu aura la possibilité d'exercer sa vocation de chrétien. C'est une évidence qui est remise en cause aujourd'hui pour d'autres raisons mais qui n'en était pas une à l'époque et qui correspondait sans doute à un réel besoin. Mais pour que la paroisse redevienne un centre, il convient d'utiliser la méthode prescrite, détruire pour reconstruire, en l'occurrence supprimer certains lieux de pèlerinage pour que la foi s'exerce non pas dans ces lieux-là, mais au sein de sa paroisse, dans la vie concrète du peuple de Dieu.

 

Succès en demi teinte

 

La réception de ce manifeste est en réalité une demi-victoire pour Luther. Charles Quint, à qui sont adressées en priorité ces recommandations, ne répond pas à l'attente de Luther. En revanche, le livre a un succès immédiat. Les 4000 exemplaires de la première édition sont épuisés en quelques jours. Dans tout l'Empire, les laïcs se mettent à vouloir lire la Bible, des prêtres se marient, des moines sortent de leur monastère. Le 16e siècle connaîtra une vingtaine de rééditions. Tous ces lecteurs, qui étaient soumis de plus ou moins bon gré à Rome, passeront en temps voulu de la soumission à la résistance et constitueront le noyau de ce qui deviendra le protestantisme.

 

Les proches de Luther lui avaient déconseillé de publier ce manifeste et lui-même reconnaît que presque tous avaient condamné la violence de ses propos. Mais il y avait là sans doute l'intransigeance d'un visionnaire qui, d'une part perçoit les difficultés et tente le tout pour le tout afin de tenter de les surmonter, d'autre part estime qu'il y a quelques points précis sur lesquels il ne faut pas transiger sous peine de remettre en cause l'ensemble du projet réformateur.

 

Le franciscain alsacien Thomas Murner polémiquera contre Luther et verra en lui un agitateur car l'égalité spirituelle découlant de sa doctrine du sacerdoce universel allait conduire immanquablement à des revendications d'égalité politique. La guerre des paysans montrera a contrario que Luther restait un homme de son temps et qu'il n'était pas un chantre de la démocratie comme on l'entend aujourd'hui. Il a néanmoins ouvert la voie à la modernité de la société. Luther a ainsi d'un côté obtenu partiellement ce qu'il voulait mais le mouvement qu'il a initié a été aussi d'un autre côté bien au-delà de ce qu'il pouvait imaginer.

 

Pierre-Alain Jacot

 

(1) Qohéleth 3, 1-7.

Que voulait Martin Luther ?

Décembre 2017

Se réformer pour se convertir, tel était le thème de la rencontre œcuménique régionale qui a eu lieu à la maison diocésaine de Montpellier le 10 juin 2017. À cette occasion, Nicola Kontzi-Méresse, pasteure de l'Église Protestante Unie dans les Pyrénées Orientales, a développé une approche historique sur les raisons d'agir du réformateur Martin Luther. Le style oral de la conférence a été conservé.

Depuis quelques mois sont publiés beaucoup d’articles, de conférences, d’expositions, de concerts, de films, de livres sur la Réforme et sur Martin Luther. Que peut-on donc ajouter aujourd’hui ? Que voulait Martin Luther ? Je vous donne quelques réflexions, moi qui ne suis pas une grande spécialiste de Luther, et ce sera certainement plus un point de vue de pasteure que d’universitaire.

 

Donc, que voulait-il, Martin Luther ?

 

Revenir à l’essentiel : à l’Écriture, à la foi, au Christ.

 

Mener le croyant et l’Église à la joie du chrétien, à la liberté du chrétien, faire redécouvrir la foi profonde, la confiance en Dieu, en Jésus-Christ, ce qui signifie que l’être croyant n’a pas besoin d’intermédiaire.

 

Partager cette foi profonde, ce lien à Dieu, au Christ qu’il avait découvert.

 

Et comme un converti, comme l’apôtre Paul par exemple, Luther n’a pas pu se taire, a dû élever la voix et partager sa découverte par tous les moyens.

 

Je partage avec vous quelques impressions en me basant essentiellement sur deux ouvrages. Un livre déjà ancien du pasteur Albert Greiner : Martin Luther. Essai biographique. Et un autre, plus récent, du professeur berlinois Heinz Schilling : Martin Luther. Rebell in einer Zeit des Umbruchs (1)

Un homme de son temps

Martin Luther est un homme de son temps, de la fin du Moyen Âge. Un homme complexe aussi : priant, méditatif et passionné, timide et combattant, conciliant et intraitable, aimable et coléreux, tendre et grossier dans son langage, confiant et mélancolique, joyeux et désespéré, musicien, orateur et vomissant des injures … Mais surtout un homme d’une foi profonde. Une foi qui le pousse à une grande discipline spirituelle et à vivre devant Dieu, responsable devant Dieu. Servir Dieu et, par conséquent, servir les frères et sœurs. « La Parole de Dieu, Parole écrite dans la Bible et vivante dans le Christ et dans la foi, voilà, en définitive, le rocher inébranlable sur lequel sont bâtis sa personnalité, la vie et l’œuvre du réformateur » (2).

 

Homme de son temps, Luther était hanté par la question du salut après la mort. Jeune homme, des expériences de mort subite autour de lui ont aiguisé sa peur de ne pas subsister devant le grand juge, Dieu, Jésus-Christ – Christ qui ne pouvait être atteint que grâce à certains intermédiaires (prêtres, clergé) et certaines pratiques (indulgences). À tel point que le Christ l’emplissait de terreur – un Christ que Luther voyait comme un juge sévère, irrité contre le pécheur.

 

Mais Luther restait toujours ce chercheur de Dieu, infatigable. Il était aussi imprégné d'une piété déjà plus intime et personnelle, la devotio moderna, et quelques années plus tard, il traduira et publiera un petit traité, la Théologie germanique (3) qui propage également une approche personnelle du Christ. Dans ce cheminement, son confesseur, l'accompagnateur des novices et jeunes moines Johann von Staupitz jouera un grand rôle. Staupitz reconnait dans le jeune Luther quelqu'un de profondément pieux, spirituel et intelligent mais tourmenté par cette angoisse de ne pas pouvoir subsister devant Dieu. Staupitz l’appelle à poursuivre des études universitaires, à approfondir sa connaissance de la Bible, en vue d’en faire son successeur quelques années plus tard et d'occuper sa chaire de docteur en enseignement biblique.

 

L’étude et la méditation font découvrir à Luther le sens de l’Écriture, le fait que Dieu, plus encore que ses exigences, déclare aux hommes avant tout son amour. Luther fait cette découverte à un moment que l’on a coutume d’appeler l’expérience de la tour, moment où il médite, étudie et commente l’Épître aux Romains à propos de la justice de Dieu. Il comprend qu’il ne s’agit pas d’un juge qui exige que l’être humain accomplisse sa loi mais que Dieu, par la foi – la confiance en lui – accueille l’être humain et lui déclare : par ta confiance en moi, par ta foi tu es juste, tu es lié à moi. Le juste vivra par la foi (4). À partir de là, l’Écriture prend pour Martin Luther un sens nouveau … « Le Dieu de l’Évangile n’est pas un Dieu qui réclame : il est d’abord et essentiellement un Dieu qui donne et se donne, en Jésus-Christ, un Père qui aime. Son dessein éternel est de nous faire vivre en nous donnant sa vie. » (5)

 

C’est cette foi que Luther voudra annoncer autour de lui, cette foi qui est confiance illimitée en Dieu, en Jésus-Christ. Sola gratia – sola fide.

La foi seule

Et ceci a de fortes conséquences. Puisque la foi est une affaire entre Dieu/Jésus-Christ et l’individu ...

 

... celui-ci ne peut donc plus accepter d’intermédiaires jusque là nécessaires à la relation avec Dieu. Ce qui remet en question la position des prêtres, des évêques et même du pape.

 

... et l'individu ne peut plus accepter que l’on achète le salut, que Dieu soit acheté. Seule compte la repentance du croyant quand il se tourne en confiance vers Dieu. Et Dieu fait cadeau de son amour ! Sola gratia. Ce qui remet en question les indulgences, ces papiers qu’on pouvait acheter pour avoir le salut. Ce qui remet en question les finances de l’Église – et crée un manque à gagner. Tout le reste de l’histoire de la Réforme en découle. Sola scriptura – sola gratia – sola fide.

 

Résumons alors : que voulait Martin Luther ? Luther ne voulait pas fonder une nouvelle Église. Il voulait recentrer le croyant et l’Église sur la foi libératrice, joyeuse, sereine, cette relation directe au Christ, cet abandon confiant. Il le proclamait par tous les moyens :

 

- la dispute universitaire (c’était le but de l’affichage des 95 thèses : Luther voulait discuter) ;

 

- les lettres à l’évêque, au pape, aux universitaires, aux ducs, au prince …

 

- les commentaires bibliques ;

 

- les traités ;

 

- bientôt l'enseignement à destination des croyants (catéchismes, explications du Notre Père ...) ;

 

- la musique (composition de cantiques qui portent et transmettent le message de l’Évangile) ;

 

- les prédications – jour après jour …

 

- et bien-sûr la traduction de la Bible en langue vernaculaire.

Côtés sombres

Luther était poussé par la foi, et tout en découle. C’est aussi ce qui fait qu’apparaissent ses côtés sombres et même terribles. Des écrits violents contre la révolte des paysans, contre les Anabaptistes, contre les Juifs et pour leur expulsion. Luther écrit dans un esprit eschatologique (il espérait pour eux le salut dans l’au-delà). Déçu que les Juifs refusent de recevoir la bonne nouvelle de Jésus-Christ, il aura ensuite des paroles d’une extrême violence contre eux, contre leur religion. Ces écrits n’ont pas eu vraiment d’impact de leur temps. Mais ils ont été utilisés du temps des nazis, dans cette période tragique, comme récits antisémites. Avec les conséquences meurtrières que l’on connait.

Conséquences

Que voulait Martin Luther ? Il voulait revivifier la puissance existentielle de la religion, de la foi chrétienne (6), libérant l’individu de la peur et permettant une relation de confiance avec Dieu, par Jésus-Christ. Ce qui implique une indépendance vis à vis de tout clergé, chaque baptisé pouvant avoir une relation directe à Dieu par la foi, la lecture de la Bible, la prière. C’est le sacerdoce universel : chaque baptisé est prêtre dans le sens où il peut établir un lien direct à Dieu. Par contre (petite parenthèse), cela n’exclut pas qu’il y ait des personnes formées pour le service de l’Église, pour l’annonce et l’enseignement de la Parole, la célébration des sacrements : les pasteurs. Mais cette indépendance entraine une transformation de la structure de l’Église – à mon avis la différence essentielle entre catholiques et protestants. Cette approche de la religion, de la foi chrétienne implique aussi une attitude nouvelle dans la vie courante, quotidienne : la foi devient plus individuelle - c'est une relation directe à Dieu - mais aussi plus existentielle. Le croyant est croyant en toute circonstance, il est lié au Christ en tout ce qu’il fait et tout ce qu’il est.

 

J’en viens à la notion du métier et de la vocation, en allemand Beruf et Berufung : dans les deux mots, nous avons Ruf qui signifie appel. Être chrétien signifie : vivre cette relation personnelle partout, à savoir dans le monde, et non plus seulement dans des monastères ou en étant prêtre. On peut être chrétien dans la famille, dans sa profession, au service de l’État, etc. – on est même appelé à l’être. Si la foi n’a pas d’effet sur ma vie courante, elle ne sert à rien. Ce qui induit une certaine loyauté envers ce qui se passe dans le monde et envers le pouvoir terrestre. Mais en dernière instance, en cas de conflit, c’est la loi de Dieu, le discernement de la parole du Christ qui prime. Bonhœffer l’exprime ainsi dans Le prix de la grâce : « Luther dut quitter le couvent et rentrer dans le monde, non que le monde fût en soi bon et saint, mais le couvent n'était rien d'autre que le monde … Il fallait désormais suivre Jésus au beau milieu du monde ; ce qui avait été pratiqué comme une prouesse isolée, au milieu des circonstances et des allègements particuliers de la vie conventuelle, était dès lors pour chaque chrétien dans le monde une nécessité et un commandement. Il fallait pratiquer l'obéissance totale au commandement de Jésus dans la vie professionnelle de tous les jours. C'est ainsi que le conflit entre la vie du chrétien et celle du monde s'aggrava de façon incalculable ; le chrétien s'en prenait au monde, c'était du corps à corps. » (7)

 

Je termine par quelques paroles qu’on attribue à Martin Luther sur son lit de mort, paroles citées souvent pour résumer son attitude de serviteur et d’abandon total à Dieu en Jésus-Christ : « Nous sommes des mendiants, c’est la vérité ». Et encore, sur sa motivation : « Quand les Turcs saccagent nos villes et nos villages, quand ils tuent nos concitoyens et brûlent nos églises, nous décrétons que la chrétienté est en danger ; nous gémissons et nous appelons les rois et les princes au combat. Mais quand la foi sombre, quand l’amour fraternel se refroidit, quand la Parole de Dieu est négligée et que le péché règne, personne ne songe à saisir les armes et se lancer dans la bataille. » (8). C'est son appel à la mission de l’Église et de chaque chrétien : que l’Évangile soit prêché, que Jésus-Christ soit accueilli dans les cœurs. Cela fait réfléchir … c’est assez actuel, il me semble.

 

Nicola Konzi-Méresse

 

(1) Heinz Schilling, Martin Luther. Biographie, Salvator, 2014.

(2) Albert Greiner, Luther. Essai biographique, Oberlin, 1992, p.183.

(3) Martin Luther, Théologie germanique, Le Fennec, 1994.

(4) Romains 1, 17.

(5) Albert Greiner, op. cit., p.38.

(6) Heinz Schilling, Martin Luther. Rebell in einer Zeit des Unbruchs, Beck, 2012, p.631.

(7) Dietrich Bonhœffer, Le prix de la grâce. Sermon sur la montagne, Delachaux et Niestlé, 1967, p.16.

(8) Albert Greiner, op. cit., p.183.