Revue protestante de culture

Nous avons lu, vu ...

Livres, disques, spectacles, événements culturels : l'actualité de ce qui s'écrit, se pense et se joue.


 

Dieter Schnebel (+ 20 mai 2018)

Juin 2018
Concerto pour 9 Harley-Davidson.

Le compositeur et théologien allemand Dieter Schnebel s’est éteint le 20 mai dernier à l’âge de 88 ans. Étrange coïncidence que l’auteur de Glossolalie (son œuvre la plus connue) nous a quitté le jour de Pentecôte. Schnebel était un des rares musiciens avant-gardistes qui a su intégrer sa réflexion théologique dans sa création artistique.

 

Né en 1930 à Lahr, au bord de la Forêt Noire en Allemagne, Schnebel étudie la musique à l’académie de musique à Fribourg en Brisgau et la théologie à l’université de Tübingen. Après une activité en tant que pasteur et enseignant du secondaire, il est nommé, en 1976, professeur de composition expérimentale à la Hochschule der Künste à Berlin, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1995. Parmi les nombreuses distinctions qu’il a reçues figure le Prix de la musique sacrée européenne en 1999 (décerné par la ville de Schwäbisch Gmünd).

 

Formé aux cours d’été de Darmstadt (entre autres auprès d’Adorno), Schnebel était marqué par le sérialisme d’Alban Berg, d’Anton von Webern et de Karlheinz Stockhausen (dont il publiera les trois premiers volumes des écrits) et par la musique expérimentale de John Cage. Ainsi ses compositions s’inspirent à la fois de la détermination du sérialisme et de l’expérience aléatoire.

 

La musique de Schnebel est radicale, dépasse les frontières de l’écoute conventionnelle. Le compositeur ne s’interroge pas seulement sur les techniques compositionnelles qu’il révolutionne de manière radicale, mais également sur tout le processus de la production artistique : l’œuvre, l’écoute, la création. Cette radicalité a fortement influencé le mouvement Fluxus des années 1960.

 

Le théologien Schnebel, ayant vécu en tant que jeune homme la persécution de l’Église confessante par le nazisme, étudie la théologie de Karl Barth, Dietrich Bonhoeffer et Martin Niemöller et découvre, après la guerre, les écrits du philosophe Ernst Bloch dont le « principe espérance » l’inspire pour ses compositions Speromenti (1988-2000), un néologisme qui combine les termes italiens speranza et esperimento (espérance et expérience).

 

Beat Föllmi

 

 

 

Livre : « Femmes et pentecôtismes »

Frédéric Rognon
Février 2017

Les pentecôtismes et néo-pentecôtismes, on le sait, sont des courants en vive expansion dans le monde entier, et ont déjà fait l’objet de nombreuses études sociologiques et anthropologiques. Mais on a très peu étudié, jusqu’à présent, l’impact de ces Églises et de leurs théologies sur la condition des femmes. C’est ce à quoi s’emploient ici une douzaine de chercheurs (Marion Aubrée, Armand Aupiais-L’homme, Bernard Boutter, Baptiste Coulmont, Yannick Fer, Fatiha Kaoues, Edmond VII Mballa Elanga, Marion Maddox, Émir Mahieddin, Gwendoline Malogne-Fer, Christophe Monnot, Géraldine Mossière, et Damien Mottier). Fruit de deux journées d’études qui se sont tenues à Paris en 2012, cet ouvrage collectif présente diverses études de cas qui mettent en perspective les paradoxes des rapports entre pentecôtismes et genres : de Beyrouth à Yaoundé, de Sydney à Montréal, du Brésil à la Suisse et à la Suède, et surtout parmi les milieux de migrants originaires d’Afrique sub-saharienne en région parisienne, certaines constantes peuvent être soulignées, mais des différences se doivent aussi d’être indiquées.

 

Le paradoxe permanent auquel se confrontent les sociologues est la reconnaissance pentecôtiste d’une réceptivité particulière des femmes aux dons du saint Esprit, et cependant leur relégation récurrente vers des statuts subalternes au sein des Églises. Plusieurs hypothèses permettent d’appréhender cette ambivalence : les rapports de domination dans des Églises au sein desquelles les hommes sont nettement minoritaires, peuvent être liés à une essentialisation des « vertus féminines » ; l’émergence de figures féminines dès les premiers temps du pentecôtisme au début du XXe siècle a pu se trouver atténuée d’une « routinisation du charisme » et d’une institutionnalisation des mouvements même les plus charismatiques par l’imposition d’une représentation fortement normée des identités ; enfin, la relation privilégiée des femmes avec Dieu et avec les esprits ne garantit nullement, bien au contraire, la maîtrise de cette puissance spirituelle et de ses effets, qui doivent rester contrôlés et régulés par les hommes.

 

La méthodologie comparatiste choisie par les auteurs évite cependant une vision unilatérale de cet univers en recomposition permanente. L’équipe de sociologues a su notamment échapper à l’opposition entre une conception émancipatrice et une interprétation du pentecôtisme en termes de régression. Avec beaucoup de finesse, ils indiquent les potentialités et les limites que les mouvements pentecôtistes offrent au statut de la femme en leur sein. La trajectoire personnelle de femmes parvenues à des niveaux de responsabilités ecclésiales (prophétesses, évangélistes, voire pasteures) a retenu toute leur attention. Le croisement des choix de conversion et des stratégies matrimoniales s’avère particulièrement éclairant. Mais l’analyse la plus frappante concerne sans doute le pentecôtisme suédois, qui, dans une culture où la parité s’impose comme un idéal fortement valorisé, manifeste une féminisation du pouvoir religieux comme marqueur d’une modernisation de l’image de l’Église offerte à la société.

 

Ce riche dossier permet aux deux chercheurs qui ont dirigé cet ouvrage de questionner, dans leur Introduction, les usages sociologiques, hérités de Max Weber, des catégories de charisme et de charismatique, en pointant l’écart conceptuel et empirique entre les charismes, qui se voient fragilisés par leur féminisation, et l’autorité charismatique, qui n’est transmise qu’exceptionnellement à des femmes.

 

On mesure, à l’évocation de ces quelques problématiques, tout l’intérêt d’un tel ouvrage, qui fait honneur à la résolution de mener des recherches dans une optique comparatiste et collégiale.

 

« Femmes et pentecôtismes. Enjeux d’autorité et rapports de genre »

Gwendoline Malogne-Fer et Yannick Fer (dir.)

Labor et Fides (2015)

 

 

Livre : « Vivre, malgré tout » de Lytta Basset

Frédéric Rognon
Février 2017

Lytta Basset avait publié en 2007 son livre le plus personnel, Ce lien qui ne meurt jamais (Albin Michel), qui relatait le séisme existentiel qu’elle avait traversé suite au suicide de son fils. Avec Vivre, malgré tout, elle prend quelque distance avec son intimité, tout en nous offrant une parole totalement habitée, nourrie jusqu’à l’écume de ses combats intérieurs. Le premier chapitre, en particulier, intitulé : Se supprimer ou choisir la vie malgré tout, rend compte de ses propres velléités suicidaires, et des ressources affectives, réflexives et spirituelles, qui lui ont permis de persévérer d’heure en heure pour aller du côté de la vie. Elle se refuse à condamner le suicide : si Dieu nous a donné la vie, c’est un cadeau qu’il ne reprend pas, ce n’est donc pas lui qui choisit l’heure de notre fin. Mais elle indique quelques pistes pour aider ceux qui hésitent à décider de vivre : personne n’a demandé à naître, mais chacun est invité à choisir s’il veut renaître ; et ce choix peut attester une véritable liberté, même si le suicide peut aussi être l’expression d’un choix de vie.

 

Dans un chapitre intitulé : Oser faire confiance, Lytta Basset établit combien la trahison, tout spécialement durant son enfance, peut générer d’intenses souffrances et de profondes dépressions. Mais contrairement à ce qu’elle a longtemps cru, la confiance en Dieu ne suffit pas pour vivre : pour s’en sortir, il faut des relais humains à la confiance, il faut retrouver la confiance en ses proches. Paradoxalement, apprendre à faire confiance à une personne humaine est le premier pas sur le chemin de la spiritualité. Cependant, l’une des clefs de la résilience se situe plutôt dans la découverte de la confiance que l’autre me fait, car à travers lui, c’est le Dieu qui croit en moi que je rencontre.

 

Ce petit ouvrage est un trésor de spiritualité, toujours étroitement articulée à la vie psychique. Il est composé de sept études, reproduites de la revue La Chair et le Souffle. Depuis vingt ans, on le sait, Lytta Basset met une écriture exceptionnelle, précise, ciselée, lumineuse, au service d’une exigence de profondeur et d’une espérance concrète pour le cheminement intérieur de chacun de ses lecteurs. Ce dernier livre ne fait pas exception : il nous touche et nous aide, tout bonnement, à vivre.

 

« Vivre, malgré tout »

Lytta Basset

Labor et Fides (2016)

 

Livre : « Oser la colère » de Yolande Nicole Boinnard

Frédéric Rognon
Février 2017

Dans la palette des émotions, la colère a mauvaise presse, surtout en milieu chrétien : péché capital pour les catholiques, excès d’humeur que le Christ assimile au meurtre (Mt 5, 22) pour les protestants ... Yolande Nicole Boinnard, ancienne animatrice de jeunesse et formatrice d’adultes dans les Églises réformées de Suisse romande, cherche à réhabiliter la colère, en en montrant tout le potentiel créateur pour retrouver la dignité blessée et réparer les relations dégradées. Elle distingue à cet effet la colère destructrice, lorsqu’elle nous domine et provoque une escalade mimétique, de la saine (sinon sainte) colère, dont on peut se faire une amie parce qu’elle nous sert de signal d’alarme et nous invite à mieux nous connaître nous-mêmes. Il s’agit de ne pas la refouler, mais au contraire de l’accueillir, d’entendre les questions qu’elle pose, d’apprendre à vivre avec elle, et de la confier à Dieu. Quant à la fameuse colère de Dieu, l’auteure nous propose de la comprendre comme une expression de son refus du mal et de l’injustice, de sa souffrance avec nous, et de son désir d’une humanité fraternelle : nous n’avons donc nullement à la craindre.

 

On ne trouvera rien à redire à tous ces principes, que Yolande Nicole Boinnard expose dans un langage très accessible, en les agrémentant de contes populaires et de témoignages. On restera néanmoins sur sa faim si l’on attend une fine compréhension des mécanismes psychiques et spirituels de la colère : ce petit livre demeure très en surface. Et surtout, le sous-titre ne relève-t-il pas d’un abus de langage ? Car il ne suffit pas de parler de Dieu pour faire de la théologie. Les quelques textes bibliques mentionnés sont à peine survolés. On saura gré à l’auteure d’avoir refusé de censurer le très gênant Psaume 137, mais s’agit-il vraiment de colère ? Quant au livre de Jonas pour illustrer la colère de Dieu, il semble bien mal choisi (il y est bien davantage question de la colère de Jonas, et d’un Dieu patient, riche en bonté et lent à la colère). L’ouvrage ne tient donc malheureusement pas toutes ses promesses.

 

Yolande Nicole Boinnard

« Oser la colère. Théologie d’une émotion »

Cabédita (2013)

 

 

Livre : « Aujourd’hui – Non pas demain ! La prière de Kierkegaard » de Flemming Fleinert-Jensen

Frédéric Rognon
Février 2017

C’est un Kierkegaard méconnu que nous révèle dans ce petit livre Flemming Fleinert- Jensen : l’homme de prière, et le philosophe qui pense et médite la signification même du fait de prier. Mais c’est le même Kierkegaard, à la fois polémiste corrosif et grand spirituel, virtuose de la dialectique et héraut de la profondeur d’une vie de foi, que nous

retrouvons ici.


La prière chez Kierkegaard se fait d’abord silence : loin de tout bavardage, elle consiste à écouter Dieu, et même à écouter son éloquent silence. Ensuite, la prière est une victoire que l’on emporte en étant vaincu par Dieu : elle renonce donc à tout autre exaucement que celui du désir d’être avec et en Dieu. Puis elle revient à obéir à la parole divine : elle est par excellence une mise en pratique, et en rien une revendication. Enfin, la prière kierkegaardienne est toujours une prière pour aujourd’hui : celle d’hier n’est qu’un souvenir, celle de demain n’existe pas encore, mais la prière du maintenant est le meilleur vecteur pour devenir contemporain de soi-même. La prière n’a donc rien d’un flot de paroles orienté vers un but à venir, elle se révèle être un éveil à l’irruption de l’éternité dans le temps, au moment présent. Car à chaque jour suffit ... sa joie !

 

Après avoir établi ces grands principes de la prière de Kierkegaard, Flemming Fleinert-Jensen offre au lecteur quelques exemples de prières, qu’il classifie en trois catégories : « Prières à Dieu », « Prières au Christ », « Prières au Saint Esprit », et qu’il commente avec érudition, précision et clarté. Une perplexité pourrait sourdre, au fil de la lecture : avec une acception de la prière aussi focalisée sur la communion de l’orant avec son Père céleste, qu’en est-il de la dimension d’intercession ? Elle apparaît néanmoins, à la fin du parcours (p. 115-123), mais elle aussi sur le mode de l’inattendu : rare chez Kierkegaard, la prière d’intercession ne peut désigner un changement souhaité dans la condition du prochain, sous peine de se tromper quant aux projets de Dieu, si ce n’est la demande de maintenir ce prochain dans la communion avec le Christ par la foi. Ainsi la prière kierkegaardienne demeure-t-elle fidèle à cette intuition constante : elle ne fait sens qu’une fois orientée vers le seul bien qui soit pour l’homme, à savoir la foi.

 

Voici donc un ouvrage revigorant, susceptible de bousculer les habitudes de pensée et de prière par trop conventionnelles de son lecteur, et de le déplacer vers de nouveaux horizons. Il comble à tout le moins un vide, puisque depuis l’anthologie des Prières et fragments sur la prière établie par Paul-Henri Tisseau (publiée « chez le traducteur » en 1937 !), aucune étude sérieuse n’avait été consacrée à cette dimension cardinale de la vie et de l’œuvre du philosophe de Copenhague.

 

« Aujourd’hui – Non pas demain ! La prière de Kierkegaard »

Flemming Fleinert-Jensen

Olivetan (2016)

 

 

Livre : « L’éthique : un défi pour la politique » de Benoît Girardin

Frédéric Rognon
Février 2017

Ancien ambassadeur de Suisse et responsable de la coopération suisse au Pakistan, en Roumanie et à Madagascar, aujourd’hui recteur d’une Université privée à Butare (Rwanda) et enseignant à la Geneva School of Diplomacy and International Relations, Benoît Girardin mobilise dans ce petit livre toute sa riche expérience au service d’une conviction : non seulement éthique et politique ne sont pas antinomiques, mais l’éthique représente une valeur ajoutée pour les dirigeants des États, qui ne peuvent qu’en recevoir un bénéfice. L’approche de l’auteur est donc pragmatique : l’éthique n’est pas seulement un idéal normatif, elle est payante en termes proprement politiques. Elle génère la confiance du peuple, réduit les risques afférents à l’exercice du pouvoir, prévient les troubles et assure ainsi la stabilité politique. Devant la tension entre intérêts et valeurs, l’auteur affirme que les États ont pour intérêt de respecter des valeurs.

 

Benoît Girardin met néanmoins en garde son lecteur : attention à ne pas transférer directement l’éthique individuelle vers la sphère politique. Les vertus personnelles d’un leader ne suffisent pas à faire une politique vertueuse ; dans le cas de la lutte contre la corruption, par exemple, auquel l’auteur consacre de longs développements, il convient de prendre en compte la complexité des mécanismes institutionnels, et de mettre en place un arsenal juridique contraignant.

 

Benoît Girardin a recours à la métaphore de l’arbre pour schématiser l’éthique politique : les trois racines sont la limitation du pouvoir (Constitution, mandats à durée limitée, décentralisation, appareil judiciaire indépendant, délégations, compétition loyale, sens de la retenue), son effectivité (réalisation des objectifs promis à un coût raisonnable) et sa redevabilité (le pouvoir doit toujours rendre des comptes) ; le tronc est la justice (impartialité et équité de l’État, égalité de tous devant la loi, absence d’impunité et de privilèges exorbitants) ; enfin, les six branches qui s’en dégagent sont les suivantes : identité et diversité de la société en tension dialectique, paix et sécurité, liberté et responsabilité en interaction, équité et état de droit, solidarité sans dépendance, et durabilité. Il s’agit d’établir un équilibre entre ces six branches, au prix de compromis, d’arbitrages constants.

 

Au terme de l’exposé de nombreuses études de cas, du Rwanda aux printemps arabes, de l’Afrique des grands lacs à la Corée, de l’Inde au Mexique et au Japon, Benoît Girardin parvient à une démonstration convaincante de l’opportunité, qui est aujourd’hui celle de l’éthique, de rehausser la qualité de la vie politique.

 

On pourra ne pas suivre l’auteur lorsqu’il qualifie Machiavel d’« avocat du réalisme politique » (p. 38), ou ne pas être convaincu par son survol des traditions religieuses et philosophiques (pp. 29-41), ou encore relever une incohérence entre la défense du développement durable (pp. 44-45) et l’appel à inverser la croissance trop vorace (p. 139). Ce livre n’en demeure pas moins une excellente stimulation pour la réflexion quant aux conditions d’une articulation étroite et néanmoins lucide entre éthique et politique. On y trouvera un lointain écho de la fameuse formule de Rousseau : « Si vous voulez qu’on obéisse aux lois, faites qu’on les aime ».

 

« L’éthique : un défi pour la politique. Pourquoi l’éthique importe plus que jamais en politique et comment elle peut faire la différence »

Benoît Girardin

Globethics.net (2014)

 

 

Livre : « Le désert de la critique » de Renaud Garcia

Simon Charbonneau
Février 2017

L’intérêt de ce livre écrit par un auteur appartenant à la nouvelle génération d’intellectuels, réside dans le fait qu’il est centré sur la critique de ce qu’ont été les idées diffusées dans la société par la génération précédente. L’analyse de Renaud Garcia vise à faire apparaître ce qui unit les publications de différents auteurs à la suite de la perte de légitimité de l’idéologie marxiste dont le règne avait marqué les années d’après guerre, au prix d’un appauvrissement de la culture politique. Mais c’est à travers l’œuvre de Michel Foucault que ce jeune philosophe va porter le fer de sa critique sur des idées reçues portées par un courant intellectuel toujours omniprésent aujourd’hui dans le monde académique et dans les médias. Or, ce courant est effectivement en symbiose efficace avec les maux qui travaillent en profondeur notre société.

 

Sa critique philosophique des thèses déconstructionnistes en vigueur actuellement dans les sciences humaines trouve en effet un écho dans le nihilisme ambiant qui caractérise le monde politique comme celui de l’économie et de la recherche scientifique. Car cette entreprise de déconstruction de ce que l’on pourrait appeler les humanités concerne autant la politique que les mœurs, et ceci dans l’optique d’une vision de la destinée humaine que l’on pourrait qualifier de prométhéenne. L’idée directrice de ces thèses repose en fait sur une fausse conception de la liberté humaine qui pousserait l’homme à couper les ponts avec tous les repères anthropologiques hérités du passé pour prétendre participer à l’invention d’un monde nouveau sans finalité aucune car produit par un pur déterminisme technico-économique. De là une remise en question de tous les repères qui jusqu’à présent ont fondé une vie humaine, repères tant moraux qu’intellectuels abolissant toute forme de limites. Et comme le souligne très justement Renaud Garcia dans la conclusion de son ouvrage, la science et la technique jouent là-dedans un rôle central. Autrement dit, au regard de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde avec l’accélération fantastique de ce que l’on appelle le développement, la pensée de la déconstruction apparaît complètement en phase avec le chaos ambiant et explique le fait que les jeunes comme les vieux sont aujourd’hui perdus dans leur quête de sens. Et cela n’est pas sans conséquences autant sur le plan de la cohérence de la parole publique largement contaminée par les oxymores, par la perte tant de toutes les formes de bon sens, que par l’intervention des nouvelles pratiques biotechnologiques illustrées par les OGM pour les plantes et la GPA pour la reproduction humaine en attendant l’utérus artificiel.

 

Il ne s’agit au fond que d’une tentative d’arrachement à tout ce qui constitue la condition humaine et qui explique les différentes formes de déréliction frappant aujourd’hui les diverses sociétés humaines de la planète.

 

« Le désert de la critique. Déconstruction et politique »

Renaud Garcia

L’Échappée (2015)

 

 

Livre : « Comment la personne est devenue sacrée » de Hans Joas

Frédéric Rognon
Février 2017

Traduction d’un ouvrage publié en allemand en 2011, ce livre met à la disposition du lectorat francophone les matériaux d’une thèse qui fait déjà amplement débat outre-Rhin. L’intention de Joas, (professeur de sociologie de la religion à l’Université Humboldt de Berlin, et professeur de sociologie et pensée sociale à l’Université de Chicago) est de tenter de reconstituer une généalogie des droits de l’homme susceptible de dépasser la dichotomie classique entre l’héritage des Lumières et la filiation judéo-chrétienne. Pour ce qui concerne cette dernière, il n’hésite pas à qualifier de « tour de passe-passe » (p. 27) la thèse d’une conquête de sa propre tradition par une religion qui a bafoué le respect de la personne humaine durant dix-sept siècles. Il lui oppose l’hypothèse d’un processus de sacralisation de cette personne : c’est-à-dire de l’émergence contingente et de l’« avènement » (Entstehung) de valeurs nouvelles du fait de l’accumulation d’expériences subjectives, tant tragiques (torture, violence esclavagiste, meurtres de masse) que positives (requêtes universalistes). Et le judéo-christianisme, tout aussi bien que l’humanisme séculier du XVIIIe siècle, a été mis au défi par ces valeurs qui peu à peu s’imposaient avec évidence, de se réinterpréter lui-même. Et cette incorporation de l’innovation axiologique dans la tradition judéo-chrétienne a été elle-même un long processus, puisque l’Église catholique n’a inscrit les droits de l’homme dans le droit naturel qu’après la Seconde Guerre mondiale, et que les protestants sont longtemps restés sceptiques devant ce qui pouvait apparaître comme la « Magna Charta de l’autonomie humaine » (p. 213).

 

La position de l’auteur présente l’intérêt de renouveler les termes du débat quant à l’histoire des droits de l’homme. Vivement inspirée par l’œuvre d’Ernst Troeltsch, elle évite de tomber dans un relativisme de facture nietzschéenne, puisqu’elle rend compte d’une généalogie affirmative, et non d’un ressentiment. Et le recours à la notion de réinterprétations créatives permet d’éclairer l’universalisation des droits de l’homme, et leur appropriation par toute culture, comme ce fut le cas dans nombre de pays du monde lors de la Déclaration de 1948. Il semble néanmoins, même si l’auteur reconnaît que l’idée chrétienne de la vie comme un don du Créateur a pu dresser un rempart « contre son instrumentalisation » (p. 256), qu’un certain nombre de ferments symboliques spécifiquement bibliques (le motif d’imago Dei, la septième parole du Décalogue, l’impartialité divine, le commandement d’amour des ennemis, l’universalité de l’œuvre du Christ) aient été minorés pour mieux nourrir la thèse de la sacralisation et de la réinterprétation.

 

Outre la préface de la première édition (2011), cette traduction comprend la préface de l’édition de poche (2015), une bibliographie conséquente (pp. 289-312), et un index des patronymes.

 

« Comment la personne est devenue sacrée. Une nouvelle généalogie des droits de l’homme »

Hans Joas (traduit de l’allemand par Jean-Marc Tétaz)

Labor et Fides (2016)

 

 

 

Livre : « Tout dort paisiblement, sauf l’amour » de Claude Pujade-Renaud

Frédéric Rognon
Février 2017

Claude Pujade-Renaud est auteure d’une trentaine de romans et de nouvelles, dont plusieurs sont des reconstitutions de la vie de grands personnages (Jules Michelet, Robert Louis Stevenson, Jules Renard, Jack London ...) à travers le récit de leur veuve. Son avant-dernier roman, Dans l’ombre de la lumière (Actes Sud, 2014), lui avait permis de donner la parole à Elissa, la concubine de saint Augustin du temps où il était manichéen. Cette fois-ci, c’est Régine Olsen, la fiancée de Kierkegaard, qui s’exprime. Le récit commence à la mort du philosophe, en 1855, et les souvenirs reviennent les uns après les autres. Les découvertes aussi, car la jeune femme cherche à comprendre les raisons de la rupture des fiançailles, survenue en 1841, dans une enquête qui est aussi un cheminement tendre et douloureux à la rencontre d’elle-même. Avec un remarquable talent littéraire, l’auteure nous fait entrer par petites touches dans le mystère d’une existence, placée de part en part sous le sceau du tragique. Une malédiction ne pesait- elle pas sur la famille Kierkegaard, dont tous les enfants mouraient avant l’âge de trente-trois ans, quand ils ne finissaient pas en hôpital psychiatrique ? La philosophie de Kierkegaard, à peine esquissée, ressort néanmoins comme une pensée de la reprise (pour reprendre un concept propre au Danois) : comme une tentative de penser sa vie afin de la ressaisir sur un autre plan, et de l’extraire ainsi de la fatalité. La thèse de l’auteure est en effet que l’œuvre monumentale de Kierkegaard n’a pu fleurir que sur le terreau de la rupture, c’est-à-dire d’une perte, d’un travail de deuil, et d’une autre fidélité.

 

Le roman est fort bien documenté : presque tout ce qui est exposé est historiquement étayé. Même le jeu de mots (en français comme en danois) entre gouvernante et gouverneur, qui n’apparaît qu’une fois dans le touffu Journal de Kierkegaard (traduction Ferlov et Gateau, Gallimard, 1961, volume 5, pp. 389-390), est ici mentionné et mis en scène (pp. 116 + 238). On en regrettera d’autant plus les quelques inexactitudes : la confusion entre christianisme et chrétienté (pp. 81 + 85) ; l’attribution à Pascal (au lieu de Tertullien) de la formule : « Credo quia absurdum » (p. 124) ; la référence à La reprise pour situer la scène du songe de Salomon (p. 286), alors qu’elle se trouve dans les Stades sur le chemin de la vie (Œuvres complètes, L’Orante, 1978, volume 9, pp. 232-233) ; et surtout l’invention d’un troisième crime, particulièrement sordide, attribué au père de Søren (pp. 285-289), comme si deux ne suffisaient pas ... La romancière est bien entendu en droit de stimuler son imagination, mais en l’occurrence, la surenchère tend à affaiblir la crédibilité de la fin du récit.

 

Ces quelques libertés prises avec l’histoire ne grèvent en rien l’évocation pathétique des relations entre Régine Olsen et Søren Kierkegaard, ni la grande qualité d’écriture de ce roman qui se lit d’une traite, ni surtout le questionnement philosophique sous-jacent quant aux apories d’une pensée de l’amour et quant à l’élucidation des méandres et des aspérités de l’existence.

 

« Tout dort paisiblement, sauf l’amour »

Claude Pujade-Renaud

Actes Sud (2016)

 

 

Livre : « Associations et institutions » de Gilbert Vincent

Frédéric Rognon
Février 2017

Comment articuler l’individu et le social, pour éviter à la fois les deux écueils de l’individualisme et du holisme ? Gilbert Vincent, professeur émérite de philosophie à la Faculté de théologie de Strasbourg, se propose de chercher à penser cette redoutable question, dans un essai remarquable de clarté et d’érudition. Ne le cachons pas : sa lecture est exigeante, mais de tels efforts se voient toujours récompensés. C’est à un véritable voyage en compagnie d’auteurs illustres (Kant, Hegel, Durkheim, Arendt, Ricœur) ou moins connus (Benjamin Constant, Max Stirner, Pierre Leroux, Charles Renouvier, Charles Gide, Günther Anders) que nous convie l’auteur.

 

Ce sont tout d’abord les conditions de l’appartenance qu’il interroge : être membre d’un groupe, surtout s’il s’agit du Grand Tout social, peut répondre à des motivations pathologiques, et s’avérer morbide, mais il n’y a là aucune fatalité ; inversement, le refus de toute appartenance relève d’un solipsisme désespéré, mais n’est-ce pas illusoire ? En réalité, l’alternative entre individu et société est un piège, car chacun des deux pôles requiert l’autre, nourrit l’autre et se nourrit de lui. La toute première relation entre l’enfant et sa mère exprime cela à merveille : de même que le bébé est distinct de sa mère sans être indépendant à son égard, de même l’être humain est « libre, mais associé », et « associé, mais libre » (p. 92). Ainsi l’adhésion volontaire à une institution de forme associative dessine déjà une issue au dilemme.

 

Gilbert Vincent s’efforce ensuite d’échapper aux rapports d’exclusion mutuelle entre le Même et l’Autre, grâce à la catégorie de semblable. Il s’agit de reconnaître que le monde est peuplé de semblables, capables d’estime mutuelle, ce qui ne se constate pas de manière objective, mais qui s’atteste. Deux voies privilégiées s’offrent alors à cette reconnaissance : l’hospitalité et la traduction. Le principe d’hospitalité donne à l’auteur l’occasion d’écrire ses plus belles pages, notamment celle consacrée à Robinson Crusoé, dont la maison ne devient une demeure que lorsqu’il peut la partager avec Vendredi : « Habite-t-on en effet véritablement, tant que l’on ne peut recevoir personne chez soi ? » (p. 120). L’hospitalité est une proto-institution qui montre que les sujets existent les uns par et pour les autres. Le sujet est si riche que Gilbert Vincent y consacrera un second volume, dans la foulée de celui-ci, sous le titre : Hospitalité : la naissance symbolique de l’Humain (PUS, 2015). Quant à la traduction, elle est une hospitalité langagière qui échappe tout autant à l’intégrisme culturaliste qu’au relativisme forcené. L’auteur souligne avec un clin d’œil que le fameux adage « tradutore, traditore ! » a toujours besoin, pour être compris, d’être ... traduit ! (p. 152). Ceux qui consentent à être liés par des relations d’hospitalité et de traduction deviennent des semblables : ni des mêmes, ni des autres, mais chacun à la fois même et autre.

 

Enfin, Gilbert Vincent conclut son essai par une mise en regard de trois concepts : intersubjectivité, association et institution. Les médiations institutionnelles, garantes de solidarité, s’avèrent nécessaires pour arracher l’individu à son égocentrisme. Ce n’est donc pas sans un certain lyrisme que l’auteur s’engage dans une apologie de l’institution, tantôt avec, tantôt contre Paul Ricœur, et contre toute attente, plutôt contre lui : Gilbert Vincent reproche en effet à son maître de trop exiger de l’institution pour mériter son nom, et d’avoir injustement, par une lecture trop rapide de son œuvre, soupçonné Durkheim de holisme. Il rend de fait justice au sociologue en soulignant combien celui-ci était soucieux d’établir une complémentarité entre intersubjectivité et institution. Mais c’est surtout Charles Gide, appartenant au même milieu solidariste que Durkheim, qui va s’avérer précieux pour assurer la dialectique entre individu et société. Car en couplant la notion d’association, et notamment l’association coopérative, avec celle d’institution, Gide saura arracher celle-ci à une trop grande proximité avec l’État. Ainsi, bien davantage que l’intersubjectivité, c’est le paradigme de l’association qui constituera le point nodal entre les instances du sujet et du social. On mesure la profondeur et la richesse d’une telle investigation, que l’on saura gré à Gilbert Vincent de nous offrir en partage.

 

« Associations et institutions. Les formes élémentaires de la solidarité »

Gilbert Vincent

Presses Universitaires de Strasbourg (2014)

 

Livre : « Usages et mésusages de l’Écriture »

Olivier Millet
Octobre 2016

 

Ce recueil d’études originales est fortement unifié par la question générale dont elles traitent les aspects les plus divers. La question devrait aller de soi, et, en régime d’une révélation divine transmise au moyen d’Écritures, on peut s’attendre à des mésusages (sinon à des abus), puisqu’il y a usage de l’Écriture comme faisant autorité, même si c’est à des titres différents. Par Écriture (au singulier dans le titre du volume), première originalité, on entend les textes de référence (Bible ou Coran) aussi bien dans le christianisme que dans le judaïsme (une contribution, sur Spinoza), l’Islam  (deux contributions, une sur la tenue vestimentaire, l’autre sur l’apostasie) et la culture contemporaine profane ou laïque (une contribution sur l’art actuel). La culture chrétienne, passée ou présente, est cependant privilégiée.

 

Le volume est construit en deux parties : 1. Approches bibliques et historiques ; 2. Approches systématiques et pratiques. On part donc de la Bible dans la tradition biblique pour aller à des questions d’actualité, de nature théologique, ou éthique, ou catéchétique. La différence entre l’usage et le mésusage suppose un jugement soit interne (quels sont les critères herméneutiques de la pertinence d’un argument scripturaire dans telle tradition, à tel moment ?), et donc une réflexion herméneutique minimale chez les auteurs en question, soit externe et formulé à partir de l’observation critique de la façon dont fonctionne le recours à l’Écriture.

 

Pour donner une idée du contenu de ce volume passionnant, et unifié par une vraie question commune malgré son extrême diversité des sujets abordés, voici quelques thèmes traités parmi les contributions systématiques et pratiques : la question du recours à la Bible chez René Girard, son statut dans les débats actuels sur l’homosexualité, dans la question du pluralisme religieux (chez Jacques Dupuis), et dans des ouvrages ou des documents pédagogiques.

 

Il ressort de tout cela des usages qui sont souvent des mésusages, et le recul critique adopté par les auteurs des contributions est souvent sinon dévastateur, du moins éclairant sur les limites du caractère objectif de l’argumentation biblique ou de la présentation des contenus scripturaires. Les contributions historiques, qui produisent aussi cette impression,  aident à comprendre, en raison du recul culturel que nous pouvons avoir vis-à-vis des cultures religieuses du passé dont elles témoignent, pourquoi et comment les Écritures sont ainsi souvent sollicitées dans un sens surprenant ou criticable. Sur le plan herméneutique, on reste perplexe : caractère  « infini » du sens des Écritures, propice à des actualisations toujours nouvelles et inattendues, ou caractère souvent problématique d’interprétations idéologiques de textes dont l’autorité, comme le veulent certaines traditions chrétiennes et une prédication authentique, ne tient qu’à leur capacité d’inspirer les fidèles à travers la lettre, voire en dépit d’elle ?

 

« Usages et mésusages de l’Écriture. Approches interdisciplinaires de la référence scripturaire. »

Textes réunis par Daniel Frey, Christian Grappe et Madeleine Wieger

Presses Universitaires de Strasbourg (2014)

 

 

 

Livre : « Le tourment de la guerre » de Jean-Claude Guillebaud

Frédéric Rognon
Octobre 2016

Le dernier livre de Jean-Claude Guillebaud est le fruit de deux années d’enquête, de recherches, de lectures, de voyages sur plusieurs des grands champs de bataille de l’histoire. Il nous offre une somme qui entremêle souvenirs personnels (remontant soit à son enfance et à ses rapports avec son père officier, soit à ses longues années de reporter de guerre), récits de témoins, innombrables données, réflexions de penseurs et d’écrivains célèbres ou parfois oubliés (dans de nombreux encadrés), et enfin réflexions personnelles. Nous arpentons ainsi les champs des mutations de la guerre, de sa brutalité inouïe, de son esthétique, de ses justifications religieuses, des vertus militaires, du pillage, de la musique guerrière, des fraternisations au sein du conflit, du sort des anciens combattants … Le tout s’enchaîne à vive cadence, et le lecteur ne peut qu’être captivé, et tenté de lire l’ouvrage d’une traite. L’accumulation de détails tous plus sordides les uns que les autres, non sans une rhétorique de surenchère (« Mais il y eut pire encore … »), peut donner plus d’une fois envie de vomir : par bonheur, le livre ne comprend aucune illustration … On s’interroge alors sur le sens de cet empilement d’ignominies. La réponse est peut-être ici : il s’agit d’un ouvrage performatif, qui défend la thèse selon laquelle l’homme oscille en permanence entre la fascination et le dégoût envers la guerre, et qui provoque la même expérience d’ambivalence éminemment troublante chez le lecteur.

 

On relèvera quelques erreurs factuelles (...) mais on ne peut que saluer l’entreprise qui consiste à tenter, comme le dit Simone Weil, de « regarder en face les monstres qui sont en nous » (p. 177). On saura gré à Jean-Claude Guillebaud de rappeler la nécessité de penser la guerre pour être en mesure de la contenir, d’autant que nous sommes peut-être bien en train de passer de l’insouciance d’un interminable après-guerre depuis 1945, à l’anxiété d’« un nouvel avant-guerre » (p. 267). L’auteur a également à nos yeux le mérite de distinguer nettement pacifisme et non-violence, et de donner en exemple les « faiseurs de paix » (pp. 378-390), qu’il appelle « refusants », sans cependant tenir compte du fait que ce néologisme a déjà été conceptualisé en une catégorie sociologique par Philippe Breton (Les refusants, La Découverte, 2009), dans un tout autre sens.

 

Ce livre doit être lu par quiconque cherche à comprendre ce qui nous arrive, et à se donner les moyens d’anticiper le grand désordre qui vient.

 

« Le tourment de la guerre »

Jean-Claude Guillebaud

L’Iconoclaste (2016)

 

 

Livre : « Sous le voile du sens apparent, le Jésus de l’histoire » de Christian-Bernard Amphoux

Yves Gaudemard
Octobre 2016

Spécialiste des manuscrits du Nouveau Testament, chercheur au CNRS, Christian-Bernard Amphoux est un passionné des textes grecs anciens, du Nouveau Testament en particulier.

 

Partant du constat que nous avons très peu de sources – en dehors du Nouveau Testament – pour approcher le Jésus de l’histoire, il reprend à son compte ce que la recherche a depuis déjà fort longtemps admis : nous savons peu de choses, pour ne pas dire rien sur le Jésus historique.

 

Quid des trente années et surtout des motivations qui ont précédé son ministère ?

 

Cette réalité a mené la recherche dans deux positions extrêmes : soit une approche purement théologique ou christologique, soit une approche rationaliste, voire humaniste. L’apôtre Paul représente les fondations du premier courant, à l’origine du discours dominant de l’Église – où l’humanité de Jésus passe au second plan. Le second courant qui s’enracine chez Ernest Renan fait de Jésus un être exceptionnel certes ! mais vide de consistance en dehors de la foi de celui qui lui reconnaît sa filiation divine.

 

Tout en prêchant l’humanité de Jésus, fils de Dieu, l’élaboration doctrinale de l’Église construit un « visage » mythologique de l’homme Jésus où sa personne historique, son histoire - de sa naissance à son ministère - devient diaphane.

 

S’appuyant d’une part sur une enquête minutieuse des manuscrits et du vocabulaire du Nouveau Testament, d’autre part sur l’histoire complexe de la rédaction de ce dernier, Christian-Bernard Amphoux explore une troisième voie faisant appel a un second niveau de lecture des Évangiles. Ce double sens des Écritures connu et pratiqué dans l’antiquité par les Pères de l’Église, et dont Origène est la figure marquante, permet à Christian-Bernard Amphoux de sortir de l’impasse bipolaire (théologie/mythologie) pour nous présenter « sous le voile du sens apparent » une « Vie de Jésus » dont l’originalité et la fécondité est décapante. Dans tous les cas, elle a le mérite de briser des tabous et d’ouvrir le débat.

 

« Sous le voile du sens apparent, le Jésus de l’histoire »

Christian-Bernard Amphoux

Éditions Encretoile (2015)

 

 

Livre : « Je veux croire au soleil » de Jacques Semelin

Frédéric Rognon
Octobre 2016

L’historien Jacques Semelin est connu pour être l’un des meilleurs spécialistes des crimes de masses, des génocides, mais aussi des résistances aux totalitarismes (Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005 ; La résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage [avec Sarah Gensburger], Les Presses de SciencesPo, 2008 ; Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort, Seuil / Les Arènes, 2013).

 

Ce nouveau livre est autobiographique, et plus intimiste. Dans J’arrive où je suis étranger (Seuil, 2007), Jacques Semelin avait déjà raconté son chemin tragique vers la cécité. Il avait appris à l’âge de seize ans qu’il deviendrait peu à peu aveugle, et ses yeux s’étaient définitivement fermés à trente-cinq ans. Mais il témoignait aussi de son combat pour devenir historien, professeur, chercheur, malgré son handicap.

 

Ici, il relate au quotidien son séjour à Montréal, où il va enseigner pendant deux mois : ses difficultés et ses victoires pour apprivoiser un nouvel espace de vie, pour faire ses courses, pour descendre les poubelles, pour maîtriser les indispensables outils technologiques, pour rencontrer ses collègues et ses étudiants. À chaque épreuve surgit une aide, une forme inattendue de solidarité, ce qui nous retient de désespérer de la bonté humaine. La congruence apparaît d’ailleurs nettement entre le handicap de l’auteur et le choix de ses sujets de recherche.

 

Jacques Semelin fait lui-même preuve d’un optimisme, d’une créativité, d’une force de convictions hors du commun : « Je veux croire au soleil », clame-t-il. Ce qui ne le guérit jamais totalement de sa mélancolie et de sautes de révolte, surtout lorsqu’il se rappelle qu’il ne verra jamais le visage de ses filles … Mais c’est avec l’humour qu’il dénoue nombre de situations et dissipe l’anxiété de ses interlocuteurs : « C’est le seul cours où vous pouvez lire un journal sans vous faire remarquer », déclare-t-il à ses étudiants pour les détendre ! Jacques Semelin parvient même à découvrir des avantages à sa condition : dans un monde d’images et de divertissement, sa cécité lui offre des ressources insoupçonnées de mémoire et de concentration. Les autres sens se trouvent stimulés, et l’auteur en rend compte avec précision, souci du détail, sensibilité et sensualité, formulations émouvantes, et un incontestable talent littéraire.

 

C’est à une plongée dans la peau d’un aveugle qu’il nous convie, et d’un aveugle qui a décidé de vivre sa vocation d’enseignant-chercheur comme tous ses collègues : grand lecteur, auteur d’ouvrages de référence, pédagogue hors pair. L’une des clefs de sa résilience consiste sans doute à accepter d’être aidé ; ce qui n’est jamais acquis, mais ce qui occasionne aussi de si belles rencontres.

 

Jacques Semelin a écrit ce livre pour encourager les autres aveugles, mais aussi toutes les personnes souffrant d’un handicap. Gageons qu’il saura aussi nous aider, nous « les voyants », à porter un nouveau regard sur nos frères et sœurs en humanité, qu’un mur de grisaille sépare de nous et les uns des autres, mais qui veulent, autant que nous, « croire au soleil ».

 

« Je veux croire au soleil »

Jacques Semelin

Les Arènes (2016)

 

 

Livre : « Hospitalité : la naissance symbolique de l’humain » de Gilbert Vincent

Frédéric Rognon
Octobre 2016

Avec une rare et remarquable générosité, Gilbert Vincent nous offre, après Associations et institutions. Les formes élémentaires de la solidarité (2014), un second gros volume consacré, cette fois-ci, à l’hospitalité. Il ne s’agit pas d’un traité systématique, mais d’un « vagabondage littéraire » (p. 28) : d’un cheminement à travers nombre d’œuvres mythologiques, religieuses, romanesques, théâtrales ou philosophiques, connues ou moins connues, relues selon le prisme de l’hospitalité. Que nous en disent-elles, chacune à sa façon ? Certaines la célèbrent (la rencontre d’Ulysse et Nausicaa, la parabole du bon Samaritain, celle du jugement en Matthieu 25, Les Misérables de Victor Hugo, Robinson Crusoé de Daniel Defoë, Le dîner de Babette de Karen Blixen …). D’autres en mettent en scène une contrefaçon (le séjour d’Ulysse chez Polyphène, Le petit Chaperon rouge, Amphitryon de Molère, Le Malentendu de Camus …). L’Odyssée est privilégiée, car elle décline toute la gamme des manières d’accueillir, depuis les hymnes à l’hospitalité jusqu’à son inversion en hostilité, en passant par « l’hospitalisme » (p. 197) : le basculement dans un rapport de dépendance (par exemple lors du séjour d’Ulysse chez Calypso). Parmi les philosophes, on relèvera d’un côté : Erasme (pour qui l’hospitalité est une manière de restauration de la personne en chacun : p. 329), Kant (dont le cosmopolitisme se double d’une critique de l’exploitation coloniale : p. 354), et Paul Ricœur (chez qui l’« hospitalité langagière » est première) ; et de l’autre : Hobbes (dont la théorie du contrat dissout toute ouverture hospitalière : p. 347-352), John Locke (qui fonde le droit de propriété contre la tradition de l’hospitalité : p. 49-53), et Carl Schmitt (qui inverse le devoir d’hospitalité par l’invasion arbitraire de tout l’espace, privé comme public : p. 250-251).

 

L’hypothèse de Gilbert Vincent est que « l’hospitalité n’est pas une pratique parmi d’autres, mais une capacité constitutive de l’humain » (p. 28) ; ce que l’hospitalité rend possible, c’est « rien moins que l’avènement continué de l’humain en l’homme » (p. 125) ; ce qui sous-entend que l’homme n’est pas humain par nature mais par qualité, et qu’il peut donc manquer d’humanité, ou au contraire devenir proprement humain (pp. 9-10). D’où les sautes d’indignation de l’auteur contre la frilosité de nos politiques contemporaines, et le sort que nous imposons aux immigrés, aux réfugiés et aux exilés.

 

Sans occulter en rien tous les mésusages et dévoiements de l’hospitalité, ni les illusions d’une hospitalité inconditionnelle, Gilbert Vincent embrasse largement le champ sémantique de l’hospitalité, jusqu’à explorer des items inattendus (la naissance, par exemple, conçue comme hospitalité ; car l’hospitalité peut concerner quasiment tous les aspects de la vie humaine). Et l’auteur procède ainsi avec une générosité congruente envers son objet : c’est pourquoi l’on peut qualifier sans crainte son ouvrage de « performatif », puisqu’il met en œuvre l’hospitalité (à commencer par l’hospitalité langagière) qu’il traite et qu’il prône. Ne le cachons pas : sa lecture est exigeante. Mais on est largement récompensé de son effort, ne serait-ce que par l’expérience de véritable plaisir intellectuel qu’il nous offre de goûter. Finalement, Gilbert Vincent renonce à définir son objet (p. 361) : sans doute de peur de trop circonscrire cette « utopie concrète » (p. 356) qu’est l’hospitalité, et pour nous inviter ainsi, plutôt, à la vivre.

 

« Hospitalité : la naissance symbolique de l’humain »

Gilbert Vincent

Presses Universitaires de Strasbourg (2015)

 

 

 

Théâtre : « Quelque chose vous turlupine, Monsieur Darwin ? »

Jacqueline Assaël
Juillet 2016
Photographie : J. Assaël

La pièce de Clara Bensoussan Quelque chose vous turlupine, Monsieur Darwin ? (texte publié chez L’Harmattan en 2009) vient à point pour favoriser une réflexion sur le créationnisme et la théorie de l’évolution du vivant qui constituent encore à notre époque, pour certains, une question épineuse et brûlante.


Tout commence avec le jeune Darwin, les bras couverts des livres qu’il a sélectionnés pour les embarquer avec lui sur le Beagle, le navire à bord duquel il passera cinq ans à explorer des territoires lointains et à étudier leurs espèces animales. Après ce grand voyage, Darwin expose ses découvertes auprès des sociétés savantes de son pays et gagne une forme de gloire et de célébrité. Puis sont représentés les échanges de Darwin avec ses pairs au cours de la longue élaboration de sa théorie pour finir avec la période de maladie du naturaliste surmené et épuisé. Les commentaires vont alors bon train sur le caractère subversif de ses idées, que ce soit auprès des spécialistes ou des lavandières, et une controverse finale entre l’évêque d’Oxford et le savant ami qui défend la cause de Darwin pour pallier l’incapacité physique de celui-ci à le faire lui-même, démontre encore la transgression que le système d’explication évolutionniste représente face aux positions des Églises au 19e siècle.


Le contenu de la pièce est naturellement instructif : Darwin a même l’occasion d’expliquer très pédagogiquement ses principes devant un tableau noir et les grandes lignes de son système ainsi exposées font clairement ressortir le sidérant progrès de la pensée dont il est à l’origine. Mais la pièce est aussi un beau divertissement, en particulier grâce au talent des comédiens qui changent de rôle lors de chacun des tableaux de la pièce ; ils ont ainsi l’occasion de surprendre le public sous des identités extrêmement différentes dans lesquelles ils sont à chaque fois très convaincants : l’une est tantôt matelot facétieux et mauvais drôle, tantôt femme du grand monde, tantôt autorité religieuse quasiment inquisitrice ; l’autre tantôt capitaine et tantôt savant, etc.


C'est le côté interactif de cette pièce qui ajoute au plaisir théâtral ce petit jeu sur le paradoxe du comédien, à la fois lui-même et toujours autre que lui-même. En faisant mine de se dépouiller de leurs costumes pour discuter en leur soi-disant nom propre de la validité des thèses de Darwin, les acteurs permettent l'ouverture d'une nouvelle phase dans ce spectacle très complet destiné à se prolonger par la prise de parole et le questionnement des spectateurs.

 

J’ai vu la pièce à Toulon, dans un lycée, devant des élèves de seconde. Après la représentation, un paléoanthropologue est venu expliciter l’enjeu de cette pièce dans laquelle Darwin avoue avoir l’impression de « commettre un meurtre », en ruinant les théories religieuses couramment admises à son époque, et éprouver une sorte de vertige devant cet avènement d’une pensée neuve dont il se demande longtemps si elle n’est pas une illusion. Car comme s’en offusque une lavandière : « Monsieur Darwin a-t-il l’intention de remplacer Dieu ? ».


La pièce, le débat posent les questions de l’essence de la vie et des modalités d’une pensée juste. Mais tout va si vite dans cette mise en scène très vive et plaisante, dans ses décors pittoresques (le cabinet de Darwin sur le Beagle, avec ses animaux empaillés et ses crânes d’animaux improbables est un petit bijou théâtral), qu’on s’émerveille de voir avancer et défiler les idées avant de pouvoir méditer encore longtemps sur l’âge de la Terre, sur celui de l’homme, et sur les caractéristiques et les mystères du vivant. Un spectacle convivial et actuel, profond et ludique, à accueillir dans toutes les structures paroissiales notamment.

 

 

 

 

 

Livre : « Gérer les conflits dans l’Église » de Frédéric Rognon

Jérôme Cottin
Mai 2016

Il s’agit d’une seconde édition augmentée, grâce aux multiples interventions que l’auteur a faites à ce sujet, dans les milieux d’Églises. Cet ouvrage, outre qu’il répond toujours plus à des questions urgentes qui n’ont que trop tardé à apparaître au grand jour dans l’Église, est un modèle du genre. Il combine à la fois une solide érudition en psychologie et communication non violente, une très bonne connaissance de la Bible et de la situation des Églises – et de l’EPUdF en particulier – et une limpidité d’écriture, ce qui fait qu’il se lit avec une extrême facilité. Attention toutefois, les questions traitées sont souvent moins simples qu’il n’y paraît ; derrière l’apparente simplicité de l’exposition, se cachent des situations parfois fort complexes. Une chose est sûre : un conflit ne se résout pas facilement.

 

L’ouvrage est structuré en deux parties : la première va des sciences humaines à la Bible pour revenir ensuite de manière plus ciblée et plus pragmatique aux sciences humaines, en définissant en particulier des notions comme la médiation, le monde des émotions, les bénéfices secondaires, le pardon et la réconciliation. J’ai toutefois une petite hésitation concernant les 10 méthodes pour la gestion de conflits (pp. 98-105). S’agit-il vraiment de « méthodes » ? Après avoir mis en évidence différentes formes de conflits ou d’absence de conflits, l’auteur nous propose des lectures de plusieurs récits bibliques qui mettent au centre des conflits et leur possible résolution. Six textes (ou ensemble de textes si on prend les Psaumes) pour l’Ancien Testament, huit pour le Nouveau Testament. La force de cette lecture est que Rognon ne tombe pas dans le travers d’une lecture « psychologisante » des textes. Il sait rappeler leur dimension historique ou sociologique, et déjoue ainsi la tentation d’une possible surinterprétation.

 

La seconde partie est plus pratique, centrée autour d’exposition et d’analyse de conflits en Église, et de pistes pour de possibles résolutions à partir de cas concrets. Cinq domaines sont exposés : – les conflits entre paroissiens ; –  les conflits entre jeunes ; –  les conflits entre le pasteur et ses paroissiens ; – les conflits entre pasteurs ; – les conflits d’Églises (institutionnels). Les exemples sont sans doute en partie vrais et en partie inventés, en tous cas on sent que l’auteur connaît l’Église sous toutes ses dimensions (institutionnelle, pastorale et paroissiale). J’ai été étonné qu’il ne traite pas d’un lieu classique de conflit, « l’intergénérationnel », celui entre les jeunes et les moins jeunes (entre le scoutisme et la paroisse, entre le groupe de jeunes et des membres de l’Église). C’est un des lieux où l’Église me semble avoir spécialement manqué d’écoute et de sagesse.

 

En résumé, un ouvrage que tout conseiller presbytéral, que toute Église locale devrait posséder. Dans l’espoir qu’un jour peut-être, il n’ait plus de raison d’être, les conflits ayant été soit résorbés, soit anticipés, soit désamorcés.

 

« Gérer les conflits dans l’Église »

Frédéric Rognon

Éditions Olivétan (2014)

 

 

Livre : « La violence et Dieu, Pourquoi tant de cruauté dans la Bible ? » d'Enzo Bianchi

Guy Balestier
Mai 2016

C’est un problème tout à fait important qu’Enzo Bianchi prend à bras le corps dont le titre du livre ne semble pas vraiment rendre compte : peut-on accueillir les souhaits ou prières de malheur dans la Bible, notamment les psaumes d’imprécation ? Peut-on les utiliser ?

 

Sa réponse est tranchée car ne pas le faire implique qu’on n'est « pas encore parvenu à la pleine maturité de la foi ». Il soutient l’utilisation de ces psaumes en prenant totalement en compte les paroles-préceptes de Jésus qui appellent à bénir, à aimer. Il défend les souhaits ou prière de malheur en trois chapitres plus une aide pour méditer les psaumes d’imprécation, le rapport avec le Nouveau Testament et l’aide de Dietrich Bonhoeffer.

 

Dans ces trois chapitres, il donne les raisons qui étayent son propos : 1) Personnification du mal, expression de ce qui est vécu, patience et refus de répondre soi-même au mal, en appeler à Dieu et lui faire confiance pour la réponse ; 2) Aspect pédagogique de la malédiction, appel pour que Dieu agisse et fasse venir son règne ; 3) Jésus, seul, réaliserait ces malédictions révélées dans l’écriture ; c’est le cri des damnés de la terre et il est important que ce cri puisse être poussé.

 

Je pense que nous serons tous d’accord sur le fait que « La réaction de l’indignation, qui refuse radicalement l’épiphanie du mal, est nécessaire » et en même temps, elle peut être exprimée d’une autre manière. L’auteur parle à un moment des Lamentations ; elles sont une réaction du même genre au mal mais tournée vers soi (il n’y a que deux versets qui appellent au mal envers les adversaires dans toutes les Lamentations de Jérémie) et qui attribuent le mal souffert à Dieu. Elles sont en phase avec la non-violence active.

 

Il est très intéressant de pénétrer la réflexion de l’auteur sur les souhaits ou prières de malheur et les psaumes d’imprécation dans la Bible ; c’est, me semble-t-il, le résultat du questionnement surgi de l’habitude d’une communauté monastique de dire tous les psaumes, un chaque jour. Cela nous ouvre à accueillir ces expressions pleines de violence et qui traduisent douleurs et révoltes ressenties. Il est tout à fait compréhensible de sentir une certaine gêne, exprimée aussi par l’auteur à travers ce genre de précaution : « les expressions ‘Dieu punit, Dieu condamne, Dieu envoie le mal’ doivent donc être décodées avec intelligence. ». Car il n’est pas possible de faire en sorte que ces textes ne posent plus questions ni en en rendant compte parfaitement ni en les supprimant de la Bible.

 

« La violence et Dieu, Pourquoi tant de cruauté dans la Bible ? »

Enzo Bianchi

Cabédita (2015)

 

 

Revue : « Philosophie et religion aujourd’hui »

Jacqueline Assaël
Mai 2016

Le Centre de recherches en histoire des idées (CRHI, Université Nice Sophia Antipolis) vient de faire paraître le numéro d’automne 2014 - printemps 2015 de sa revue de philosophie Noesis sur le thème « Philosophie et religion aujourd’hui ». Cet ouvrage d’amplitude internationale rassemble des contributions de philosophes et de théologiens qui abordent la question sous des aspects divers.

 

Une première partie, intitulée Réponses à la sécularisation, montre par étapes comment, à partir de l’époque de la Révolution française, un effort de conceptualisation, en matière de politique, a tenté de déterminer la place du religieux dans l’ordre social. La deuxième partie, Situation culturelle des religions, aborde plus précisément la question du rôle parénétique de la sagesse spirituelle dans la construction de la société, avec les titres évocateurs de Gemma Serrano (L’art d’être hôte) ou de Laurent Pietra (Philosophie, religion, conseil). Dans la troisième partie (Les religions entre sécularisation et globalisation), l’aspect concrètement contemporain de la question apparaît plus clairement, ainsi que l’opposition plutôt radicale des réponses apportées. Ainsi, dans deux articles consécutifs, là où Graziano Lingua constate que « la sécularisation (…) crée les conditions de l’investissement de l’espace public par les religions, donc leur rôle protagoniste dans cet espace » et là où il soutient « qu’il ne suffit pas de prendre acte, mais (qu’) il est nécessaire de tracer les limites et les frontières que les religions doivent accepter pour intervenir dans la sphère publique », André Tosel admet pour sa part, précisément, la nécessité de « prendre acte de la situation que [la philosophie] a elle-même contribué à produire depuis trois siècles de critique et d’herméneutique ».

 

Dans cette mesure, la variété des contributions correspond pleinement à l’enjeu de cette rencontre philosophique, tel qu’il a été défini par les éditeurs de l’ouvrage : « Les religions et les croyances jouent désormais un rôle central de protagonistes idéologiques : formation d’un langage et de systèmes d’idées pratiquement investis dans les fonctions et le fonctionnement de la société, un aspect de ce que Marx appelait le langage de la vie réelle. Le rôle des analystes, dans une telle conjoncture, est de garder la tête froide, de proposer et de confronter des analyses rendant compte de la complexité des phénomènes religieux, et pour ce faire, d’opposer les points de vue les plus divers dans un débat ouvert. C’est ce que ce numéro tente de faire ». Le lecteur dispose ainsi des efforts les plus récents menés pour penser l’organisation politique par rapport aux expressions religieuses, avec la profondeur et la rigueur des concepts. Chaque article présente un très riche intérêt dans le domaine de l’histoire des idées et cet apport culturel est essentiel et très fécond pour la progression de toute réflexion. Les divergences sont cependant vertigineuses et paradoxales entre la logique d’une analyse de la pensée marxiste qui, dans ses conséquences, met en évidence « la défense des droits des croyants à manifester leurs convictions religieuses » (J.-L. Gautero) et la recherche d’un théologien qui réfléchit à la modalité d’action dans la société de « chrétiens laïcs » (R. P. R. Ripole). Il reste donc encore à la philosophie à établir comment transcender des oppositions qui ne sont pas vécues seulement sur le plan de l’abstraction idéologique. Ce numéro a le mérite de faire le point et de poser une pierre sur le chemin de cette réflexion capitale à notre époque.

 

« Philosophie et religion aujourd’hui »

Jean Robelin et Pierre-Yves Quiviger (éd.)

Noesis 24-25 (2014-2015), Université Nice Sophia Antipolis-Librairie philosophique J. Vrin

 

 

Livre : « Le chant d’amour. Variations sur le Cantique des cantiques » de Thierry Lenoir et Georges Glatz

Beat Föllmi
Mai 2016

Ce bel ouvrage offre, littéralement, un autre regard sur le livre le plus intriguant de la Bible, le Cantique des cantiques : 38 photos accompagnent une nouvelle traduction – devrait-on dire adaptation ? – des extraits du Cantique des cantiques réalisée par le pasteur Thierry Lenoir, poétique, enivrante, sensuelle. Les magnifiques photos de Georges Glatz, journaliste qu’on connaît surtout pour ses reportages engagés, mettent en scène des beautés féminines, dénudées ou voilées, seules ou avec amant, qui s’offrent au regard du lecteur. L’érotisme torride qui transpire à travers chaque page est néanmoins teint de spiritualité, comme l’explique Thierry Lenoir dans la préface : « Ceux qui ne voudraient y voir qu’une histoire d’amour se priveraient des horizons infinis et transcendants d’où cet amour trouve sa source et dans lesquels il se meut et prend sens. »

 

« Le chant d’amour. Variations sur le Cantique des cantiques »

Thierry Lenoir (texte), Georges Glatz (photographies)

Cabédita (2015)

 

 

Livre : « Pour lire la Lettre aux Galates » de Jean-Pierre Lémonon

Jérôme Cottin
Mai 2016

L’auteur, bibliste reconnu, a publié chez le même éditeur en 2008 un commentaire de l’Épître aux Galates. Il s’agit donc ici d’une sorte de résumé de son commentaire, mis aux normes de la collection éditoriale. En plus, 105 encadrés présentent des thèmes et textes en marge du commentaire lui-même. Nous avons là comme un deuxième commentaire à l’intérieur du commentaire lui-même, fourmillant d’indications géographiques, historiques, littéraires, linguistiques, qui aident à resituer les Galates dans leur contexte historique, philosophique et sociologique. De petites notes ou questions, également dans les marges, attirent l’attention sur quelques textes fondamentaux.

 

Après une introduction conséquente, la lettre paulinienne est présentée en quatre parties, qui correspondent à la structure de l’épître : l’ouverture (1, 1-12), l’authenticité de l’Évangile de Paul (1,13 – 2,21), l’Écriture confirme l’identité des Galates (3,1 – 5,1), la liberté des croyants en Christ (5,2 – 6,10).

 

Une dernière partie de l’ouvrage donne un écho de l’histoire de la réception du texte paulinien dans la littérature chrétienne, des Pères à la Réforme. La place manque évidemment pour donner des extraits de ces commentaires, aussi l’auteur a choisi de présenter les auteurs et leur rapport général à cette épître, que Luther préférait à Calvin.

 

Le style est clair, percutant, pédagogique. Il donne envie de lire ou relire les Galates, tout simplement.

 

« Pour lire la Lettre aux Galates »

Jean-Pierre Lémonon

Cerf-Médiaspaul (2012)

 

Livre : « Reprendre confiance, « Philosophie d’urgence pour société en crise » » de Pierre-Olivier Monteil

Jacqueline Amphoux
Décembre 2015

Cet essai explore les atouts que recèle la confiance à l’heure où pessimisme, peur, désenchantement remplissent les esprits. « La » crise, qui en fait est une accumulation de crises, révèle un manque de confiance généralisé. C’est une crise de confiance. Partant de ce constat, Pierre-Olivier Monteil incite à retrouver un capital de confiance, enfoui au plus profond, oublié, voire dénié en cette période de déprime. Le livre a pour objet de faire comprendre le rôle essentiel de la confiance tant chez l’individu que dans la société, et de suggérer quelques pistes pour la réactiver.    

 

Définir la confiance n’est pas facile car cette notion en apparence toute simple (« On fait confiance, c’est tout ») est en réalité très riche. C’est la confiance qui fait société, qui lie les individus entre eux et assure leur cohésion. Confiance qui est moins un savoir qu’un sentiment ou, plus encore, une croyance optimiste quasi instinctive à l’égard d’un autre à qui on ne prête a priori aucune intention mauvaise. La confiance  prodiguée à l’autre enclenche la réciproque, faisant écho à la théorie du don et contre-don de Mauss. Elle s’étend « horizontalement » ou « verticalement » et fait tache d’huile. De plus, la confiance crée un climat – elle est climat – climat qui favorise le projet et le regard sur l’avenir. C’est l’envie de faire, le désir de se projeter qui donne l’énergie de se mettre en mouvement et d’agir.

 

Or, la crise actuelle – faite de crises politiques, sociales, médiatiques, identitaires – tient en partie au regard nostalgique porté sur la grandeur passée de la France. Un tel climat alimente les difficultés dans le monde du travail, la méfiance à l’encontre des politiques et des médias, l’indifférence ou le repli identitaire. Le retour sur le passé et les expériences qu’il contient est inévitable, ne sommes-nous pas le résultat de notre histoire ? Encore faudrait-il la relire sans nostalgie ni passéisme afin d’en faire un tremplin pour un projet nouveau, qui soit non pas défini dans le détail mais ouvert sur « les chances qui y sommeillent ». Ceci s’adresse à l’individu comme à la société dont l’entrain, la capacité de vivre ensemble ou l’espoir de jours meilleurs pourraient se réveiller à la lecture de l’Histoire commune en tant que source d’énergie et base d’idées nouvelles.

 

L’auteur appuie sa réflexion sur l’observation approfondie de secteurs qui sont les piliers de notre vie commune, telle la sphère du travail. Il faut lire les pages consacrées à l’entreprise dont l’actuelle culture du résultat à tous les niveaux déshumanise et ruine la solidarité, où les impératifs de la hiérarchie et la multiplication des directives entraînent stress et désengagement. Le chef passe des ordres, il impose. S’il proposait ou suggérait, un léger vent de confiance soufflerait, apportant une décrispation bénéfique pour tous. Et les chômeurs ? cette « minorité » de plus de trois millions de personnes qui n’a pas la parole, mais dont on parle sous forme de courbes ou de bilans ? L’accent est mis ici sur l’inadéquation entre le demandeur d’emploi désarmé et le conseiller de Pôle Emploi qui n’est plus qu’un placier débordé, découragé, stressé lui aussi, qui en oublie l’empathie imaginative génératrice de confiance.

 

Les sondages attestent de la méfiance tant à l’égard des politiques que des journalistes. Il est pourtant de la responsabilité de nos gouvernants d’inspirer confiance et de conduire le compromis qui réunit l’ensemble des citoyens. La volonté d’instaurer un véritable dialogue social autour de projets fédérateurs permettrait de sortir d’une passivité morbide. Et que penser des médias, de l’abus des infos en continu, de la surenchère des titres, du mélange public–privé ? La culture du débat s’étiole et comme dans l’entreprise, le message tombe d’en haut au mépris du récepteur. Un peu de modestie de la part de ceux qui ont la parole serait un premier geste à l’égard de ceux qui devraient être plus des interlocuteurs que les clients de l’audimat. Faire confiance c’est accepter l’autre dans sa singularité et sa sensibilité, c’est donc consentir à des compromis, façon de raviver le vivre ensemble.

 

Comment susciter cette confiance qui ne se décrète pas ? D’abord sortir de la tête des gens que rien ne va, car il faut un minimum de conditions favorables pour que puisse s’établir l’amorce d’un échange et que chacun comprenne qu’il est redevable de chacun et ne s’est pas fait tout seul. Le management par la gratitude, que l’auteur appelle de ses vœux, saurait-il être envisagé par le chef d’entreprise ou l’économiste dont les travaux, par ailleurs utiles et nécessaires, ont trop tendance à oublier l’homme, à ignorer que lui faire confiance ne serait pas contre-productif, bien au contraire.

 

Assouplir les pratiques, retrouver un peu de coopération, témoigner de la reconnaissance apporterait de la sérénité à une société qui en manque cruellement. Ajoutons que réintroduire de l’humanité et du sentiment ne serait pas la moindre des innovations dans un système qui valorise le chiffre et le savoir. 

 

Dans ce court essai, vif et riche en notations diverses, Pierre-Olivier Monteil se garde bien de voir en ses propos une théorie, encore moins la panacée à la déprime actuelle. Il ouvre des pistes, donne une méthode pour regarder l’avenir. Or, nous sommes à une époque charnière entre un monde qui semble s’écrouler et un autre imprévisible, ce qui contribue à entretenir défiance et repli sur soi. Il faut alors voir dans la crise la nécessité non pas d’ajustements faits dans la précipitation mais d’adaptations à de nouvelles donnes incitant à innover sans impatience, sans crainte de tâtonner. En confiance, car la confiance appelle la confiance.

 

« Reprendre confiance, « Philosophie d’urgence pour société en crise » »

Pierre-Olivier Monteil

Éditions François Bourin (2014)

 

 

Livre : « Vieillir. Un temps pour grandir » d'Anne Sandoz Dutoit

Isabelle Grellier
Décembre 2015

 

Vieillir : ce processus qui nous concerne tous nous fait peur, car il signifie perte, dépendance et avancée vers la mort. L’auteur, qui accompagne un certain nombre de personnes âgées, le sait bien. Sans idéaliser la vieillesse, elle veut montrer que vieillir peut être cependant « une période de fécondité plutôt que de mort progressive » (p. 9), à condition que l’on apprenne à la vivre dans la confiance et à mettre l’accent, comme les textes bibliques le font souvent, sur les richesses du vieillissement plutôt que sur les organes qui ne fonctionnent plus bien, sur les « signes de la Résurrection au cœur même de l’usure » (p. 12). Il s’agit de refuser de se définir par les manques et les pertes, d’aiguiser ses sens intérieurs pour apprendre à voir autrement.

 

C’est à partir de textes bibliques que l’auteur construit les quatre chapitres qui composent son ouvrage, quatre chapitres qui décrivent et accompagnent le vieillissement : « quand le corps s’use », « quand la vue et l’ouïe baissent », « quand les repères s’embrouillent », « quand vient le temps de bénir ». Les textes bibliques qu’elle choisit ne concernent pas tous des personnes âgées, et l’usage qu’elle en fait est parfois un peu déroutant, mais c’est peut-être une façon de dire que ce processus de vieillissement concerne toute la vie, que c’est à tout âge qu’il s’agit de consentir à la perte « pour que croisse et se renouvelle cet être intérieur » (p. 89), pour s’ouvrir au souffle porteur de bénédiction.

 

Chaque chapitre est clos par une brève méditation poétique qui permet à l’auteur d’évoquer de façon plus subjective ces personnes âgées, éventuellement désorientées, ou de leur donner la parole.

 

Ce petit ouvrage méditatif est à lire à tout âge ! 

 

« Vieillir. Un temps pour grandir »

Anne Sandoz Dutoit

Cabédita (2014)

 

 

Livre : « Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique » de Sylvie Laurent

Frédéric Rognon
Décembre 2015

Les biographies de Martin Luther King se comptent aujourd’hui par dizaines, et par centaines les études thématiques à son sujet. Pourquoi donc un livre de plus ? Sylvie Laurent, qui enseigne l’histoire politique et littéraire des Africains-Américains à Sciences Po Paris, et qui est chercheur associée à Harvard et Stanford, a pu bénéficier de sources très riches (archives de première main et littérature secondaire toute récente) dont les autres biographes étaient privés ; et elle offre au lecteur les différents liens pour accéder directement aux innombrables documents à présent mis en ligne.

 

L’intérêt de son ouvrage est double. Il resitue tout d’abord les campagnes menées par Martin Luther King dans l’histoire méconnue des luttes sociales, du syndicalisme, du radicalisme politique et des mouvements noirs aux États-Unis : de Du Bois à Malcolm X, de McKay à Carmichael. Il indique ainsi les filiations et tensions entre différentes cultures ethno-politiques, les ramifications du marxisme et du socialisme américains, ou les aléas de la réception de Gandhi aux États-Unis. Mais surtout, Sylvie Laurent démontre la profondeur foncièrement subversive de la pensée politique de Martin Luther King, et déconstruit avec brio, et non sans verve, sa récupération dans la mémoire officielle des Américains : fossilisée en icône attendrissante de la communion nationale par un véritable « tour de passe-passe mémoriel » (p. 14), qui ne retient que l’accomplissement du rêve américain et censure la mise en cause radicale des fondements capitalistes et militaristes de la société américaine, la vie de Martin Luther King a été peu à peu aseptisée en « un conte pour enfants » (p. 321). La dissidence d’un homme haï, menacé de mort chaque jour pendant treize ans, psychologiquement brisé par le harcèlement du FBI, s’est totalement évaporée dans une réécriture de l’histoire qui travestit sa pensée et son action pour l’ériger au statut consensuel de rédempteur d’une nation. Afin de dénoncer cette domestication d’une posture proprement révolutionnaire, il importait de restituer Martin Luther King à son histoire, et Sylvie Laurent relève ce défi avec talent et efficacité.

 

Malheureusement, comme trop souvent chez les chercheurs français, son approche de la théologie et de la spiritualité de Martin Luther King souffre d’une grille de lecture franco-française, c’est-à-dire catholique : il y est question du « clergé baptiste » (p. 151, 167, 291), de la « messe » célébrée par un pasteur « intercesseur » entre Dieu et les hommes (p. 31), de « l’Église protestante américaine » (p. 55) ; les « laïcs » sont distingués de « l’Église » (p. 59) ... (...)

 

En dépit de ces imperfections, on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage, qui met en contexte la trajectoire de Martin Luther King, et s’avère ainsi fort corrosif à l’endroit des diverses entreprises d’instrumentalisation à l’œuvre aujourd’hui.

 

« Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique »

Sylvie Laurent

Éditions du Seuil (2015)

 

 

Livre : « La dispute des cinq sages » de Raymond Lulle

Jean de Saint Blanquat
Décembre 2015

Raymond Lulle (Ramon Llull) fut à la fois l’un des fondateurs de la littérature catalane, un très grand théologien, philosophe, mathématicien, et un chrétien passionné par la confrontation des croyances et convictions. C’est à ce titre qu’il reste, et cela a son importance aujourd’hui, l’un des premiers vrais acteurs du débat entre christianisme et islam. Né vers 1232 à Majorque, tout juste prise aux Musulmans par le roi d’Aragon, il tâte de la politique et de la poésie puis se convertit brusquement en 1263 après une série de visions. Désormais franciscain, c’est au contact de la culture arabo-musulmane, dont il devient l’un des meilleurs connaisseurs et spécialistes, qu’il élabore une œuvre immense écrite en catalan, latin et arabe, à la fois très savante et très littéraire, dont le but principal – mais loin d’être unique – est de démontrer par la raison et la logique la suprématie de la foi chrétienne catholique sur toutes les autres et de hâter la conversion des musulmans à celle-ci. Si le but peut nous sembler aujourd’hui quelque peu étranger, le ton utilisé (varié, vivant, très souvent poétique) et le sérieux de la démarche (qui lui fait explorer sans exclusives et avec intérêt toutes les croyances et connaissances de son temps) rendent sa lecture toujours plaisante et intéressante.

 

Le petit traité traduit ici pour la première fois en français (1) par Patrick Gifreu (à qui nous devons depuis 1985 la traduction de certains des livres les plus originaux et accessibles de Lulle (2)) expose la « dispute » toute pacifique mais très argumentée et fouillée entre quatre sages chrétiens, – un « latin » (catholique), un « grec » (orthodoxe), un nestorien, un « jacobite » (monophysite) – et un sage « sarrasin » (musulman).

 

« Quatre sages qui avaient longtemps étudié la philosophie se tenaient dans une grande forêt, à l’ombre d’un bel arbre, près d’une source. (...) Ils parlaient de Dieu. En larmes et en pleurs, ils éprouvaient une grande tristesse à cause de l’état troublé du monde. Dieu était peu connu et aimé de son peuple alors qu’il est digne d’un grand amour et honneur. »

 

Nous en sommes toujours là mais en 1294, le fait géopolitique qui pousse Lulle à écrire est l’élection du franciscain Célestin V comme pape (qui suscita tant d’espoir puis, après sa démission quelques mois plus tard, tant de déception) et la crainte que les Mongols, alors tout puissants, ne se convertissent à l’islam. Devant ce « si grand péril », les quatre sages conviennent de mener une « dispute d’hommes sages » pour « concorder et s’unir les uns aux autres dans la vérité ». Le latin, naturellement, va mener le bal et disputer d’abord avec le grec de la « processsion du Saint Esprit » (qui nous vaut un très clair et géométrique exposé de la controverse du filioque), avec le nestorien des « deux personnes » en Jésus-Christ, avec le jacobite de son unité ou double nature divine et humaine. Cela en présence d’un sage sarrasin « pleurant et soupirant », tourmenté qu’il est par son désir de trouver la « vraie doctrine » qui lui ferait « aimer et connaître Dieu » mais attendant sagement que les quatre chrétiens se mettent auparavant d’accord sur leurs complexes différends de doctrine. Les débats entre chrétiens terminés et avant le discours du latin au sarrasin, un sage juif passe poser quelques questions et faire remarquer spirituellement à quel point la division des chrétiens est motif d’étonnement pour le judaïsme et l’islam ...

 

Au fil de controverses de très haute volée, denses et souvent ardues, la « dispute » est parsemée de belles formules, caractéristiques du style lullien. Ainsi du sarrasin, bien triste que l’ermite chrétien qu’il a rencontré avant les quatre sages n’ait pas tenté (suivant la doctrine dominicaine) de lui prouver la vérité de sa foi : « C’est pourquoi vous, seigneur l’ermite, vous ne devez pas hésiter à démontrer la vérité de votre foi au prétexte que j’en perdrais mon mérite. Personne en effet n’a été créé principalement pour lui-même. Nous avons tous été créés principalement pour connaître, aimer, honorer et servir Dieu de toutes nos forces corporelles et spirituelles. Et la grâce que Dieu veut donner à chacun suffit. »

 

Ainsi du latin au grec : « Je vous réponds : on ne peut pas toujours parler proprement de Dieu. En effet, son entité et réalité est au-dessus de ce que nos paroles peuvent en signifier. Il nous faut donc en parler improprement, pour que nous puissions signifier ce que nous en comprenons. »

 

Ainsi du latin au jacobite : « L’âme rationnelle et le corps qui lui est conjoint sont afin que l’homme soit. Cela ne se convertit pas, l’homme n’étant pas homme afin que l’âme et le corps soient. Cela est ainsi parce que la fin est plus noble pour l’homme, que pour l’âme et pour le corps. D’une manière semblable vous pouvez considérer, dit le latin, qu’en l’incarnation l’homme (Jésus) est afin que Dieu soit homme ; et Dieu n’est pas afin que l’homme (Jésus) soit Dieu. La fin est donc plus noble en l’incarnation parce que Dieu est homme, que parce que l’homme est Dieu. Nature divine et nature humaine ne peuvent donc pas se convertir l’une et l’autre pour une même fin. Car si elles le faisaient, une fin serait aussi noble que l’autre ; ce qui est chose impossible. »

 

Le latin a toujours le dernier mot mais les autres sages ne sont pas vaincus même s’ils s’avouent « émerveillés » de la « manière » choisie par leur confrère d’Occident, cette « recherche logique et épistémologique, appliquée à la démontrabilité des articles de foi » (selon le très utile avant-propos de Patrick Gifreu) qui est la marque de la réflexion lullienne.

 

Après avoir soumis le sarrasin à un argumentaire serré sur la Trinité et l’incarnation et s’être fait dire par les autres sages « qu’il en avait assez dit sur la matière », le latin va « se mettre à l’ombre d’un bel arbre » pour méditer la pétition qu’il compte envoyer au pape à ce propos. Cette « Pétition de Raymond au pape Célestin V pour la conversion des infidèles » clôt le livre et semble en contradiction avec lui puisque notre Catalan y presse le nouveau pontife d’aller « à la conquête des pays des infidèles et de la Terre sainte d’outremer. Et ceci par la force des armes. » Mais cette conquête elle-même ne sera possible selon lui que si deux « disputes » ont lieu tout d’abord : une avec les autres églises chrétiennes pour les unir à l’église latine, une avec les Tartares (Mongols) pour les faire entrer dans le camp chrétien « puisqu’ils n’ont pas de religion ». La « dispute » comme préalable à la conquête en quelque sorte.

 

(1) Et pour la première fois dans une langue moderne, « La disputació de cinc savis » n’ayant connu qu’une version latine peu après sa sortie. Le catalan de Lulle, encore très semblable à notre occitan classique, est particulier par ses très nombreux néologismes, nécessaires pour expliquer le système lullien et bien rendus par la traduction de Patrick Gifreu.

(2) Le livre des Bêtes (Chiendent, 1985; La Différence, 1991), Le Livre de l’Ami et de l’Aimé (La Différence, 1989), Le livre de l’ordre de chevalerie (La Différence, 1991), Félix ou le livre des merveilles (Éditions du Rocher, 2000), Blaquerne (Éditions du Rocher, 2007).

 

« La dispute des cinq sages »

Raymond Lulle (traduit du catalan et présenté par Patrick Gifreu)

Éditions de la Merci (2013)

 

 

Disque : « Sunday Morning » de Bill Carrothers

Beat Föllmi
Décembre 2015

Ce CD du pianiste de jazz américain Bill Carrothers offre 14 pièces qui revisitent le chant et la musique religieuses des églises américaines du passé. Il est accompagné d’un très beau livret qui invite à un voyage à travers l’Amérique profonde avec des photos, parfois teintes de nostalgie, des églises de campagne dans les années 1930 et 1940.

 

Le quatuor instrumental (piano, violoncelle, clarinette, contrebasse) accompagne la voix seule ou une petite formation vocale. Or les pièces chorales ne peuvent pas vraiment convaincre. L’interprétation de cantiques protestants, bien connus, est ambiguë : l’ensemble vocal essaye de faire revire l’ambiance d’un culte de campagne américain à travers des arrangements assez sentimentaux de style Réveil (avec l’inévitable cadence plagale à la fin) – comme par exemple dans Un fort rempart que notre Dieu de Luther qui est suivi d’un postlude pianistique plutôt bizarre. Mais dès que Carrothers se met au piano, pour jouer seul ou pour accompagner sa femme Peg, nous sommes envoûtés par l’authenticité qui se dégage : comme dans le magnifique W’ just a closer walk with thee où toute sentimentalité est éloignée pour faire place à une véritable expérience spirituelle.

 

« Sunday Morning »

Bill Carrothers

Vision Fugitive (2013)

 

 

 

Livre : « La nuit de feu » d'Éric-Emmanuel Schmitt

Frédéric Rognon
Décembre 2015

La rentrée littéraire est marquée, pratiquement comme chaque année, par le dernier livre d’Éric-Emmanuel Schmitt. Mais celui-ci est un peu particulier : il ne s’agit plus d’un roman, ni d’une fiction autobiographique, mais du récit résolument autobiographique d’un événement décisif survenu il y a vingt-cinq ans. Sous le titre : La nuit de feu, l’auteur relate en effet sa « conversion ». Au cours d’une randonnée de dix jours dans le Hoggar, il perd de vue ses compagnons, et passe trente heures seul, sans eau ni vivres. Cependant, durant la nuit, il fait une expérience mystique tout à fait inattendue pour ce rationaliste, normalien, agrégé de philosophie, maître de conférences à l’Université de Chambéry après une thèse sur Diderot. « Une force » l’envahit, le soulève de terre, et le conduit vers une sensation ineffable de paix intérieure, d’invincible confiance, de béatitude. « Tout a un sens, tout est justifié », et sa vie en est bouleversée à jamais.

 

On connaît la sensibilité exacerbée, la profonde générosité, et l’immense talent littéraire d’Éric-Emmanuel Schmitt : avec quelques mots, il stimule l’imagination, fait surgir des couleurs, des odeurs, des sentiments, et tient son lecteur en haleine jusqu’au terme de ses romans. C’est ainsi qu’avec une quarantaine de livres, il est devenu l’un des auteurs francophones contemporains les plus lus et les plus traduits au monde. Cette fois-ci, il s’expose, au risque de se heurter à quelques incompréhensions. Mais son ouvrage est déjà huitième au hit-parade des ventes. Cela ne laisse d’interroger le théologien, le philosophe, le sociologue. Que signifie la réception enthousiaste d’un récit de conversion dans la France d’aujourd’hui ?

 

Éric-Emmanuel Schmitt avait déjà livré, depuis une dizaine d’année, quelques bribes de son secret à des journaux catholiques : Panorama de mars 2005, La Vie du 21 décembre 2006, et Le Pèlerin du 31 juillet 2014. Le livre est bien entendu beaucoup plus détaillé, mais paradoxalement il va aussi moins loin : il s’arrête au retour du désert, en 1989. De ce fait, à aucun moment il ne se dit « chrétien », mais il confesse être « croyant », avoir « la foi », et lorsqu’il adopte une posture de prière, il ne s’adresse nullement à un Dieu personnel. Son Dieu reste « une force », et sa foi lui interdit de dire : « Je sais ». Cela le conduit à stigmatiser les intégrismes, autant religieux qu’athées : « Les certitudes ne créent que des cadavres ». Ce positionnement spirituel, à distance des religions institutionnelles et dogmatiques, rejoint précisément les modalités du croire contemporain : une des explications du succès du livre se situe peut-être ici.

 

Dans Panorama, il avait pourtant raconté qu’à l’issue de cette expérience mystique, il s’était mis à lire de grands textes bouddhistes, puis juifs et soufis, et que finalement, trois ans plus tard (dans Le Pèlerin, il parle de sept années), il avait connu une « seconde nuit mystique » à la lecture des évangiles. Il voit d’ailleurs dans les contradictions entre ceux-ci un indice de véracité : des faussaires se seraient entendus pour livrer une version univoque. Et c’est bien sa passion, son « obsession » pour le Christ, et finalement sa « foi chrétienne » qui l’inciteront à composer, en 2000, L’évangile selon Pilate.

 

Ces éléments ne sont pas repris dans La nuit de feu. La stratégie littéraire d’Éric-Emmanuel Schmitt se décline ainsi selon un double public : les lecteurs de la presse confessionnelle l’apprécieront pour son christianisme, et son lectorat plus large le découvrira sous une nouvelle facette, sans être indisposé par le moindre Credo. À l’instar de Kierkegaard qui offrait au monde certains textes, dits « esthétiques », de sa main gauche, et d’autres, dits « édifiants », de sa main droite, Éric-Emmanuel Schmitt manifeste son incomparable talent aussi dans l’architectonique de sa production littéraire. Et chacun de ses lecteurs, quels que soient ses présupposés, se laissera toucher, bouleverser peut-être, déplacer sans doute, par une plume exceptionnelle.

 

« La nuit de feu »

Éric-Emmanuel Schmitt

Albin Michel (2015)

 

 

Livres : du regard de Jean l'évangéliste à l'espérance de Paul

Christian Grappe
Décembre 2015

 

L’éditeur suisse Cabédita propose depuis 2013, sous la direction de Daniel Marguerat, une nouvelle collection Parole en liberté, dans laquelle ont été déjà réédités des ouvrages parus antérieurement aux Éditions du Moulin et où paraissent de plus en plus des ouvrages originaux. Les deux opuscules qui sont présentés ici relèvent de cette deuxième catégorie.

 

L’ouvrage de Jean Zumstein, dont le titre est une reprise des derniers mots, est un bref commentaire, conçu sous le mode d’une vulgarisation de haut vol, du quatrième évangile.

 

Le guide très sûr qu’est l’auteur effectue ainsi une traversée de l’œuvre, tout au long de laquelle il va droit à l’essentiel. Certains titres sont admirablement ciselés, comme celui retenu pour coiffer le récit traditionnellement appelé de la résurrection de Lazare : Quand la mort de l’un [Jésus] apporte la vie à l’autre. Le commentaire lui-même fait apparaître combien l’œuvre constitue un tout cohérent « placé sous l’ombre de la croix » (p. 22). Nous en prendrons quelques exemples. À propos de Jean 2,19 (« Détruisez ce Temple et, en trois jours, je le relèverai ») et du commentaire de l’évangéliste qui suit : «  Une révolution copernicienne s’opère. Si le Temple est bien au sens originel le lieu de la présence de Dieu, ce n’est plus à Jérusalem, dans un édifice fait de mains d’homme qu’il faut désormais chercher cette présence divine, mais dans le corps du Crucifié-Ressuscité. Ici se profile de façon provocante une nouvelle foi qui deviendra la foi chrétienne. » (p. 22). Au sujet de Jean 7,37-39 : « Endossant le rôle de la Sagesse, il appelle tous les êtres humains à venir à lui pour recevoir la vie en plénitude (“ Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi ”). Cette vie nouvelle, cependant, s’écoule du flanc du crucifié et se manifeste après Pâques par l’envoi de l’Esprit. » (p. 40). À propos de la dernière parole de Jésus en Jean 19,30 (« Tout est achevé ») : « Par sa mort, présentée comme le point culminant de son parcours de vie, Jésus met un point final à la révélation qu’il a apportée et lui donne une signification ultime. » (p. 77).

 

La contribution de Simon Butticaz explore, quant à elle, un thème : l’espérance chrétienne, et cela à la lumière du témoignage de Paul. Il s’agit en fait de « sonder ce qui, dès l’aube du christianisme, fortifiait – face à l’imminence de la fin – la foi de l’Église et l’ancrait dans une fidélité active » (p. 10) qui contribuait à l’inscrire dans le temps. C’est ainsi que l’auteur explore successivement ce que signifie pour le croyant, dans la perspective paulinienne, être sauvé en espérance, ce que c’est que vivre l’espérance au cœur du monde, et encore comment cette espérance vaut aussi à la fois pour la création tout entière et pour le peuple en lequel elle s’enracine : le peuple d’Israël. On trouvera là aussi des titres soigneusement choisis qui font valoir que non seulement Paul invite à découvrir Dieu dans le corps d’un pendu mais encore que le monde se trouve dès lors suspendu à la grâce de Dieu, tandis que l’Esprit, « qui fédère toute la théologie de Paul » (p. 39), joue lui-même le rôle de cachet de l’amour de Dieu. Et on termine sur ce constat : « Paul est sans conteste un théologien de l’Avent ; de ce Dieu qui est venu, qui vient et qui viendra. Et c’est précisément cela la spécificité et la force de l’espérance chrétienne selon l’apôtre : elle n’est pas futur simple ; elle est l’avenir de Dieu conjugué à tous les temps. » (p. 87).

 

On  lira ces deux livres avec grand profit et les lecteurs français pourront être reconnaissants, outre aux deux auteurs, pour la qualité du parcours qu’ils leur proposent, à l’éditeur, qui leur consent un taux de change des plus avantageux !

 

« Le visage et la tendresse de Dieu. Jésus sous le regard de Jean l’évangéliste »

Jean Zumstein

Cabédita (2014)

 

« Pâques et après ? Paul et l’espérance chrétienne »

Simon Butticaz

Cabédita (2014)

 

 

Livre : « Une brève Histoire de la Violence » de Philippe Breton

Frédéric Rognon
Décembre 2015

 

Dans la collection Une brève Histoire, Philippe Breton, enseignant-chercheur au Centre universitaire d’enseignement du journalisme à Strasbourg, nous propose de retracer les mutations des formes les plus extrêmes de la violence : anthropophagie, esclavage, pillage, vengeance, homicide, violences sexuelles, guerre, génocide, massacre, terrorisme … Il s’agit donc d’un parcours à travers les siècles, qui souligne les grandes tendances et s’arrête aux événements les plus significatifs, non sans donner parfois au lecteur un sentiment de vertige ou une sensation de nausée.

 

En accumulant les données, l’auteur s’emploie à étayer et à articuler deux thèses parallèles : d’une part, la violence, quelle qu’elle soit (même celle du cannibale ou du tueur en série), ne peut jamais se réduire à une simple pulsion de mort ; elle comprend toujours une dimension rationnelle, et se voit encadrée par des normes sociales qui délimitent le légitime et l’illégitime ; d’autre part, un processus de pacification des mœurs est à l’œuvre dans les pays développés, où l’anthropophagie et l’esclavage ont quasiment disparu, et où l’homicide est en très net déclin (sous le double effet de la pénétration des idéaux du christianisme et de l’emprise de l’État, qui substitue la justice à la vengeance) ; mais la dé-légitimation et donc la décrue des violences sexuelles est en net décalage temporel par rapport à celles des meurtres (100 à 200 000 viols en France chaque année, contre 650 homicides) ; et malgré cette pacification générale, « en matière de recul de la violence, rien n’est jamais vraiment gagné » (p. 110).

 

On trouvera dans ce livre toute une série d’autres éléments d’analyse fort éclairants : le pillage s’explique par la nécessité de faire financer la guerre par la guerre ; le négationnisme japonais est une preuve paradoxale de dé-légitimation des exactions passées ; le racisme nazi a eu pour effet de limiter les violences sexuelles (les nazis ne violaient pas les femmes juives) ; l’impression biaisée d’une montée de la violence tient à la « loi de Tocqueville », selon laquelle plus un phénomène non désiré devient rare, moins il est toléré ; l’hécatombe de la Grande Guerre s’explique par l’inadéquation entre la manière traditionnelle de faire la guerre (par vagues d’assaut héroïque) et l’usage de technologies modernes ; les violences conjugales s’accroissent lors des coupes du monde de football, notamment les soirs de matchs perdus … et bien d’autres phénomènes insolites mais profondément révélateurs d’une facette inavouée de la nature humaine.

 

On s’étonnera néanmoins de lire que, selon l’auteur, l’eucharistie a remplacé l’anthropophagie (sans tenir compte des représentations des acteurs, qui ont conscience de consommer un dieu et non un homme) ; ou qu’un génocide primordial a été fondateur de l’humanité (perpétré par les homo sapiens africains à l’encontre des néanderthaliens européens). Par ailleurs, il aurait sans doute été utile de définir la « violence », ce qui n’est étonnamment jamais fait, et d’annoncer que seule la violence physique serait ici traitée (alors que tant de formes subtiles de violences psychologiques, structurelles et symboliques, ravagent la vie des hommes et des femmes en générant autant de souffrances que la violence physique).

 

Ce petit ouvrage n’en offre pas moins une grille de lecture fort précieuse et stimulante, tout spécialement à l’heure où l’humanité semble avoir rendez-vous avec des modalités inédites de violence généralisée. Il se trouve prolongé par un site éponyme régulièrement alimenté : www.une-breve-histoire-de-la-violence.com.

 

« Une brève Histoire de la Violence »

Philippe Breton

Éditions J.-C. Béhar (2015)

 

Théâtre : « La fin des haricots »

Jacqueline Assaël
Novembre 2015

Patrick Ruggirello est un auteur sans prétention, qui produit un théâtre destiné à ce qui est appelé le grand public sans se priver pour cela de références littéraires. La fin des Haricots, son nouveau spectacle, suit Godot est arrivé, pièce dont la tournée a remporté un franc succès et dont le titre indique la volonté de sortir de l’impasse représentée par une pensée de l’absurde qui a marqué le théâtre de la deuxième moitié du vingtième siècle, avec des auteurs comme Beckett ou Sartre. 

 

De Sartre, il peut être question justement, comme d’un fondement sur lequel repose la réflexion mise en œuvre dans La fin des haricots. Tout d’abord parce que la pièce se présente comme un huis clos où se côtoient trois personnages dans une espèce d’au-delà du monde. Dans le Huis clos sartrien, Inès, Garcin et Estelle se trouvaient rassemblés, après leur mort, dans un espace qu’ils ne manquaient pas de rendre infernal. Dans La fin des haricots, Agnès (assonance ?), Jérôme (clin d’œil ?) et Tica (mystère, mais c’est normal : le personnage est atypique) se retrouvent dans un abri antiatomique après l’explosion de quantités de bombes nucléaires qui ont détruit le monde. Ils sont les seuls survivants. À la différence des deux autres, Tica est immunisée par l’irradiation et elle peut se promener sans dommage dans ce monde de cendre. En revanche, s’ils ne veulent pas mourir, Agnès et Jérôme sont obligés de rester enfermés dans leur bunker et de consommer avec parcimonie leur stock de boites de haricots qui doit leur permettre de tenir sept ans jusqu'à l’arrivée d’éventuels secours. 

 

Tica les supplie de lui donner un haricot de temps en temps, pour qu’elle puisse retrouver la saveur de son humanité et le goût du partage. Mais une telle générosité réduirait de quelques mois l’espérance de vie des deux autres, qui refusent farouchement cette perspective. Agnès réagit sans état d’âme, avec une antipathie sans cesse réaffirmée vis-à-vis de celle qu’elle considère comme un monstre et Jérôme ne parvient pas à surmonter sa lâcheté, malgré d’hypocrites affirmations de fraternité inspirées par sa foi chrétienne.  

 

L’existence concrète et matérielle du groupe dépend pourtant de Tica qui, elle, ne saurait se dissocier des deux autres. Pour Patrick Ruggirello, l’Enfer ce n’est pas les autres (à la différence de Sartre) mais la solitude absolue et infinie. La cohabitation est complexe et il faudra l’intervention de Dieu ou du Diable (on ne sait pas au juste) pour résoudre la situation. Le diable ou le bon Dieu, autre interrogation sartrienne à laquelle l’auteur fait allusion dans le texte présentant sa pièce. 

 

Le spectacle est avant tout drôle. Le comique n'y est pas seulement grinçant et caricatural, il vient aussi de la gouaille du texte et de l’abattage d’une actrice comme Annie Coudène. Mais bien sûr, au milieu des boîtes de haricots, il donne à réfléchir, comme d’ailleurs toute pièce comique qui se tient. Les problématiques vont au-delà de la morale et des questions de générosité : donner ou ne pas donner, là n’est pas la question. Car il s’agit de donner ou de ne pas donner un haricot à quelqu’un qui, en fait, par les mystères de cette pièce, n’en a nul besoin vital. Le haricot, c’est donc le modeste symbole d’un signe d’humanité. Et si Patrick Ruggirello semble privilégier un registre de langage et un style dramaturgique avant tout efficaces et sommaires, il suffit d’entendre la tirade parodiquement lyrique sur les vertus du haricot pour percevoir les capacités de son art littéraire. Ce rêve de haricot qui porte et déchire Tica résonne comme une dénonciation de l’indifférence et de la brutalité de ceux qui ne se distraient pas à se poser des questions métaphysiques, et comme une mise en cause non moins acide et désabusée des soi-disant croyants qui trahissent le sens de la foi et des exigences élémentaires de sensibilité. 

 

Au-delà de la morale, oui, car Patrick Ruggirello ne répugne pas à employer lui-même le terme de spiritualité, pour évoquer le type de recherche mis en scène dans sa pièce. Pour lui, Tica est sur un chemin de spiritualité. 

 

La pièce est émaillée de références textuelles au Nouveau Testament et si Tica répond non sans quelque hésitation à la question de Jérôme sur sa foi, sans doute est-ce parce qu’il est difficile d’en prendre conscience clairement soi-même, quand on se sent seul à en respecter le sens. Et si l’auteur se refuse à identifier le diable ou le bon Dieu comme responsable du dénouement de sa pièce, laissant la spiritualité s’engager dans des chemins indistincts, peut-être est-ce parce que la théologie chrétienne à laquelle il est fait référence et appel dans la pièce dilue aussi de nos jours la clarté de son message dans la multiplicité des choix qu’elle offre à ses adeptes. 

 

Cette pièce analyse avec une lucidité tempérée d’humour le désarroi et la pauvreté des consciences. Dans sa recherche de sens, elle accompagne les spectateurs au-delà de l’absurde, ce qui, au théâtre, ouvre une ère nouvelle, post post-moderne. C’est dire la puissance de ce théâtre sans prétention, mais authentique et exigeant. 

 

La fin des haricots passera forcément un jour ou l’autre près de chez vous. Il ne faudra pas manquer d’aller le voir, parce que les artistes crient comme des pierres sur le chemin et que la mise en scène est jubilatoire. 

 

Jacqueline Assaël 

 

La fin des haricots

Théâtre du Têtard

33 rue Ferrari

Marseille (22 et 23 janvier 2016)

 

 

Annie Coudène : « J’ai choisi d’être dans le jeu »

 

Annie Coudène est comédienne et auteure. Elle a créé le théâtre de l’Antidote à Marseille en 1992 qu’elle a quitté en 2002. Les pièces dans lesquelles elle joue résonnent par sa voix des interrogations et des réponses de la foi. L’entretien qu’elle m’a accordé pour Foi&Vie m'a si bien captivée que les questions ont été oubliées en chemin. Elle nous fait partager son cheminement d’artiste protestante. 

 

J. A. 

 

 

 

 

 

 

« Protestante, je l’ai toujours été et ressenti, très profondément. Cette religion représente un ancrage qui me donne un équilibre, déséquilibré par une espèce de liberté totale. La liberté est pour moi quelque chose d’essentiel, que je retrouve dans cette religion-là. 

 

Je suis née de modestes parents viticulteurs à Calvisson, près de Nîmes. Personne d’autre que moi à la maison n’était pratiquant. Moi, je me suis formée à cette religion à l’école du jeudi. C’était le pasteur Vanderveen qui nous instruisait ; il habitait dans la même rue que ma famille ; il était d’origine hollandaise et nous ne comprenions pas toujours ce qu’il disait … Je garde de lui le souvenir d’un être bon et chaleureux ; son humanité passait à travers son enseignement. Dans le cadre de cette Église, j’étais en situation de vivre dans la fraternité. Je ressentais qu’aux yeux de Dieu nous étions tous égaux.  Liberté, égalité fraternité … J’aimais beaucoup cela. J’éprouvais des sentiments très chauds quand on chantait, la sensation de quelque chose d’universel, d’être ensemble pour la même chose, alors que dans ma famille attachée aux tracas concrets de la vie quotidienne, j’étais plutôt esseulée dans mon monde personnel. À cette époque déjà, Dieu représentait pour moi l’amour absolu. 

 

J’ai eu une enfance et une adolescence heureuses, libres, à la campagne. Je jouais à des jeux de garçon, je courais dans les champs. J’étais dynamique et frontale, et d’autre part je me créais une bulle, pour vivre mes histoires et mes rêves. Cette nécessité d’inventer la vie et de jouer avec elle a sans doute été à l’origine de mon choix d’une profession théâtrale. En fait, si j’ai aimé aller en classe, c’est parce que j’y trouvais un public. Lors de mon ‘ baptême de scène ’, j’ai eu très peur et je me suis retrouvée aphone ! Je devais présenter une chanson de Jane Birkin et je ne pouvais sortir qu’une note aiguë … L’expérience fut assez éprouvante, mais en redescendant de la scène j’ai constaté que ma peur était partie et que ma vocation était bien sur les planches. Quand plus tard je suis retournée à Calvisson pour y jouer mon spectacle en solo, En vrac, où je faisais  le point sur ma vie, j’ai eu ainsi l’occasion de démontrer à mon ancien instituteur venu assister à la représentation, qu’il s’était trompé dans ses annotations quand il déclarait sur mon bulletin de notes : « On ne peut pas travailler et s’amuser en même temps ». J’ai choisi d’être dans le jeu tout le temps, j’ai choisi le rire. 

 

Les pièces dans lesquelles je joue défendent des valeurs ; il y a toujours de l’humain et, pour un acteur, il y a toujours moyen de faire éclore l’humanité d’un personnage. Par exemple, actuellement, j’interprète le rôle d’Agnès, dans La fin des haricots. Elle apparaît a priori comme quelqu’un d’abominable et de brutal. Mais j’essaie d’amener à ce qu’on l’aime. Je crois en la rédemption des gens. Même l’être le plus mauvais pourra changer, quelque chose pourra l’amener à évoluer. 

 

La foi crée d’ailleurs une unité dans mon être et quand j’entends la voix off de Dieu, dans La fin des haricots proclamant que « celui qui le suit n’aura plus jamais soif », cela correspond à ce que je ressens de Sa présence quotidienne qui me donne de la force. Je vis toujours mon protestantisme dans la liberté : celle d’être au culte ou non, de pouvoir prier dans la nature. Mon rapport à Dieu est direct, du producteur au consommateur, sans intermédiaire. À l’époque où j’étais au théâtre de l’Antidote en 2002, je suis passée un vendredi devant le temple de Provence, pour aller voir un de mes élèves qui habitait non loin de là. J’ai ressenti alors comme un appel à trouver des réponses à certaines questions, un besoin d’ancrage à un moment où je ne savais plus où j’en étais dans la vie. Le dimanche je suis rentrée dans le temple et j’y ai retrouvé la chaleur d’un accueil communautaire.  

 

La démarche de l’artiste peut contribuer à l’approfondissement de la foi. Dans mon texte autobiographique, En vrac, j’ai réagi à la mort de ma grand mère. J’ai répercuté les questions d’une enfant, qu’un adulte peut aussi se poser : « Pourquoi ? », « Où sont les gens qu’on a aimés ? ». Dans mon milieu familial, on ne se posait pas de questions. Les gens étaient fatalistes, ce qui finalement tranquillise assez. Quand on s’interroge, on est déstabilisé, au moins pendant un temps, jusqu’à ce qu’on trouve une réponse, au moins provisoirement, avant qu’une autre question surgisse. Mais après avoir accusé Dieu de m’avoir enlevé ma grand-mère, à la réflexion, je me suis aperçue qu’elle était toujours avec moi.  

 

Une question qui n’est pas éludée chemine dans la tête. L’écriture d’un texte permet de faire avancer la pensée et cette dynamique peut permettre de dépasser le doute. Une pièce de Clara Bensoussan dans laquelle je joue, Qu’est-ce qui vous turlupine, Monsieur Darwin ?, aborde des questions qui intéressent directement la vie des croyants. Il s’agit d’une réflexion sur nos origines. La science est là, avec ses preuves scientifiques de la théorie de l’évolution des espèces ; mais en même temps, il y a la parole de Dieu, la force de la relation avec Dieu. C’est compliqué, c’est bizarre, mais le message de la Bible demeure celui de l’amour absolu. » 

 

Annie Coudène 

 

Peut-on substituer, un soir, les planches d’un théâtre à la Table sainte, dans un temple, pour présenter un spectacle qui exprime les questions d’identité que se pose un être humain étonné d’être sur la terre ? Pourquoi ne pas s’interroger joyeusement, en paroisse, dans le cadre ecclésial, sur ce qui « turlupine Monsieur Darwin » ? Ce serait peut-être partager la Vie grâce à la stimulation des artistes …

 

Livre : « Des hommes peu ordinaires »

Frédéric Rognon
Octobre 2015

Nous savons « quasiment tout de Bonhoeffer et presque rien de Dohnanyi », comme le relèvent à juste titre les auteurs de ce livre, qui se propose de rétablir quelque peu l’équilibre. Nous découvrons ainsi bien des aspects méconnus du beau-frère du théologien, dont il est en grande partie responsable du basculement dans la conjuration visant à assassiner Hitler. Les deux portraits sont tracés en parallèle, et en alternance : ce qui est dit de Dietrich Bonhoeffer n’est guère nouveau (mais constitue une judicieuse sélection dans l’océan de données que les biographies pléthoriques ont déjà diffusées) ; Hans von Dohnanyi apparaît comme non moins intègre, non moins héroïque, et même comme non moins spirituel. Le livre confine ainsi à l’hagiographie, pour évoquer « deux hommes admirables », faisant preuve d’un « courage sans égal » face aux « scélérats nazis » et au « diabolique juge ». Le titre est d’ailleurs sans doute inspiré par contraste de celui, devenu classique, de Christopher R. Browning : Des hommes ordinaires (1992, trad. française : Tallandier, 2007), consacré aux hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande, responsables de la mort de 83 000 victimes juives. Les auteurs désertent donc bien souvent le langage de l’historien pour recourir à une profusion de qualificatifs fort peu académiques : « ignoble », « infâme », « atroce », « répugnant », « malfaisant » … Ce document s’avère hybride, mélangeant l’enquête biographique, la mise en contexte historique et le témoignage personnel : les deux auteurs, en effet, sont la fille et le gendre de Reinhold Niebuhr et ont recueilli un certain nombre d’informations de la bouche ou de la plume du grand théologien américain. Mais le principal intérêt du livre tient au prolongement qu’il offre au-delà de la mort des deux résistants : à l’analyse des ambiguïtés de leur héritage dans l’Église et dans la nation allemande, à l’exposé du sort de leur mémoire au terme de la seconde Guerre mondiale, et à la révélation de la trajectoire ultérieure de ceux qui les ont condamnés à mort. 

 

On regrettera l’oubli de certains événements décisifs (Jean Lasserre est par exemple absent de l’évocation du premier séjour de Bonhoeffer à New York), plusieurs erreurs factuelles (la rencontre des jeunes à Fanø en 1934 est située en 1938 : p. 68-69 ; De la vie communautaire, rédigée en 1937 et publiée en 1938, est dite avoir été écrite en 1939 : p. 92), quelques imprécisions (Gurs est présenté comme un camp de concentration p. 109 ; Walkyrie est orthographiée Valkyrie : p. 139), des expressions inadéquates (« le caractère sacré de la foi » : p. 9), des contradictions (Dohnanyi est dit avoir joué un rôle « marginal » puis « capital » dans une action de l’Abwehr : n.2 p. 112 ; Hitler est présenté comme indifférent aux souffrances des Allemands, et toujours attentif à l’opinion publique : p. 116-117), ainsi que la traduction française souvent littérale aux risques d’anglicismes. Les données théologiques du dossier, sans être contestables, sont peu valorisées. Et en faisant le point sur les recherches actuelles des historiens, les auteurs ne mentionnent pas, à la différence de Schlingensiepen dans sa biographie de Bonhoeffer, les circonstances sordides de la mort du théologien, qu’ils présentent comme étant resté « maître de lui-même jusqu’au bout » (p. 149). Quant à la bibliographie des œuvres de Dietrich Bonhoeffer en français, elle n’est malheureusement pas mise à jour (p. 173). 

 

En dépit de ces imperfections, nous ne pouvons que nous réjouir de voir cet ouvrage combler une lacune quant à la connaissance et à l’intelligence de la résistance allemande au nazisme. 

 

 

« Des hommes peu ordinaires. Dietrich Bonhoeffer et Hans von Dohnanyi, résistants à Hitler dans l’Église et dans l’État »

Elisabeth Sifton et Fritz Stern (traduit de l’anglais par Olivier Salvatori)

Gallimard (Témoins), 2014

 

 

 

 

Livre : Tome 1 du « Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours »

Jacqueline Assaël
Octobre 2015

Ce dictionnaire foisonnant à la présentation néanmoins aérée est un très beau livre. La peinture en couverture, Réunion de famille de l'artiste protestant du 19siècle Jean-Frédéric Bazille, donne le ton de cet ouvrage élégant. Car si ce dictionnaire est la somme de deux grands historiens actuels du protestantisme et d’une nombreuse équipe de collaborateurs qui ont apporté la richesse de leur documentation spécialisée, il est aussi le témoignage d’une mémoire affectueuse et chaleureuse. 

 

Bazille peint des personnages familiers et « ce sentiment de solitude propre à l’âme protestante ». Il immortalise ainsi un monde qui est le sien. Lui, l’ami des impressionnistes, produit alors une image d’un classicisme un peu figé, celle de grands bourgeois endimanchés aux visages comme il se doit un peu austères, en haut de forme et en robe de mousseline. Dans le lointain s’esquissent la silhouette du Mas de Méric et les avant-postes de la campagne cévenole. Une sorte d'image d’Épinal qu’auteurs et éditeur ont dû choisir avec autant d'attachement au passé et aux racines protestantes que d'ironie devant une représentation qui n'est pas vraiment la réalité du monde protestant d’aujourd’hui (et qui oublie les aspects populaires de sa tradition). L’ouvrage rassemble en effet des notices biographiques consacrées à des notables tout autant qu'à des personnages au statut social plus modeste (tel le conducteur de train auquel il est dédié), pourvu que leur nom évoque une vie explicitement au service de la cause protestante, d’une manière ou d’une autre, ou une existence intégrée dans cette famille de foi et de pensée. Il réunit des figures du passé qui suggèrent les caractères d’une tradition, et celles de contemporains dont l’actualité rend le livre particulièrement vivant. 

 

Naturellement, au-delà de toute affectivité, ce dictionnaire se veut être un instrument de travail scientifique au service des « ouvriers intellectuels », en l’occurrence des chercheurs en histoire, ou simplement « des curieux ». Sa nécessité s’imposait du fait de la carence d’ouvrages de ce type  concernant la période qui s’ouvre en 1787 avec l'édit de tolérance. Sa nécessité s’imposait aussi par sa complémentarité avec des travaux comme ceux, antérieurs, d'André Encrevé consacrés à des protestants exclusivement connus pour leur action dans le monde religieux. En couvrant cet espace de temps qui débute en 1787 et va jusqu’à nos jours, l’ouvrage dirigé par Patrick Cabanel et André Encrevé prend ainsi le relais de l’entreprise menée au 19siècle par les frères Haag (qui avaient répertorié les représentants de la France protestante depuis les débuts de la Réforme jusqu’en 1787) et ouvre son champ d’investigation à toutes les catégories de la société, dans une perspective désormais laïcisée. 

 

Le choix des auteurs a été fait en fonction de l'œuvre accomplie « dans les domaines les plus divers, de l’art à l’industrie, du sport à la politique, de la science à la haute administration ». Les Justes entre les Nations ont leur place dans ces colonnes, ainsi que l’action collective des membres de certaines familles protestantes qui ont marqué la société française. Quant à la définition du protestant adoptée dans ce livre, elle tient compte aussi bien de la pratique religieuse que de la revendication d’une appartenance ou d’une origine culturelle. Dans chacune des notices, les auteurs précisent l’angle sous lequel tel ou tel personnage s’inscrit dans la tradition protestante ; des histoires et des destins se dessinent, ce qui accentue le caractère vivant et très diversifié du volume. 

 

L’œuvre, qui a bénéficié des méthodes de recherche les plus modernes, est colossale. Quatre tomes sont prévus, pour une publication qui devrait s’échelonner entre 2014 et 2020. Le premier volume est peuplé de 1179 notices qui vont de Berthe Albrecht ou Corinne Akli à Roland Assathiany, haut fonctionnaire dans l’administration de la santé publique et Marie Asserquet, pleureuse professionnelle du Béarn, sans compter naturellement beaucoup de pasteurs et même quelques anarchistes chrétiens … Des rencontres passionnantes et des données qui préparent, à l’issue des quatre tomes, la part analytique de l’ouvrage, avec « quelques pages de réflexion statistique, historique et sociologique sur l’apport des protestants à l’histoire de la France au cours des 230 années écoulées depuis 1787-1789 et l’entrée des huguenots dans une société pluraliste »

 

Un ouvrage majeur, évidemment. 

 

« Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours» (tome I : A-C)

Sous la direction de la Société de l’histoire du protestantisme français et de Patrick Cabanel et André Encrevé

Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2015

 

 

 

 

Livre : « Histoire des protestants en France. XVIe-XXIe siècle » de Patrick Cabanel

Olivier Millet
Juin 2015

Il est bien tard pour signaler cet ouvrage, mais comme il restera longtemps le titre majeur sur le sujet, n’hésitons pas. Disons d’emblée qu’il succède à l’Histoire des protestants en France (parue chez Privat), livre collectif dû à plusieurs spécialistes et qui date de 1977. Depuis cette époque, les connaissances ont beaucoup progressé, qu’il s‘agisse des sources accessibles ou des études particulières. Or Patrick Cabanel maîtrise parfaitement la vaste et diverse littérature qui concerne le thème. Le lecteur est donc assuré de disposer avec ce volume des informations aujourd’hui les meilleures et les plus précises, et d’avoir accès aux interprétations les plus sûres, quelle que soit l’époque concernée. L’Introduction est volontairement engagée : malgré son échec historique, dû aux obstacles énormes qu’il a rencontrés, le protestantisme français joue un rôle majeur dans notre pays : « La France a dû à la survie têtue d’un protestantisme minoritaire son apprentissage, bon gré mal gré, de diverses formes de pluralisme religieux et intellectuel ». Le filtre, parfois cultivé, de la souffrance et d‘une mémoire minoritaire ne suffisent donc pas à évaluer le phénomène objectivement. La conclusion, elle, donne à réfléchir : « L’histoire des huguenots est pratiquement close, l’aventure des protestants en France même, n’a jamais été aussi vivante, riche et diversifiée ». Il ne s’agit pas en tout cas de célébrer, mais de situer un pan de notre mémoire dans l’ensemble de l’histoire de notre pays, sans en rien négliger. L’auteur, spécialiste d’histoire contemporaine, est bien placé pour adopter ce large regard, mais qu’on se rassure : ce qu’il nous dit du passé le plus lointain, comme la Réforme du 16e siècle, est parfaitement juste et, pour l’information, à jour. Le dernier chapitre, La différence protestante dans la France contemporaine, va jusqu’au développement actuel de l’évangélisme, et adopte volontiers des points de vue sociologiques et culturels, jusqu’à 2010 environ. Le lecteur pourra lire à la file les 1188 pages de texte suivi, ou bien les chapitres qui l’intéressent plus particulièrement, ou encore consulter le livre à partir de sa Table des matières, détaillée, de sa Table des cartes, ou de l’Index des noms et de l’Index des lieux. Les notes indiquant les sources, la Bibliographie, richissime, achèvent de faire de cette publication une somme scientifique en même temps que l’ouvrage de référence qu’il faut avoir chez soi.

Histoire des protestants en France. XVIe-XXIe siècle "
Patrick Cabanel

Fayard, 2012

 

 

 

Livre : « Paul Tillich, Une foi réfléchie » d'André Gounelle

Michel Leplay
Novembre 2014

Depuis longtemps lecteur de Karl Barth, et si peu de Paul Tillich, j’ai apprécié cette présentation de la pensée de l’autre grand théologien protestant du XXe siècle. La tentation est forte de simplifier leurs positions respectives pour les opposer l’un à l’autre. Mais avec le recul que permet le soir, après le travail des années, il est possible de considérer combien ces deux pensées fertiles qui en un sens se contredisent, sont par ailleurs comme les deux pôles de toute théologie notamment chrétienne et qui ne saurait être qu’en dialogue.

 

Deux remarques initiales : pour Tillich, comme explique clairement Gounelle dès les premières pages, si la théologie consiste à parler de Dieu, « une démarche théologique authentique suppose la foi ». C’est pourquoi – seconde remarque – Tillich qualifie de « systématique » sa réflexion sur la foi. Ni « essai » comme monographie isolée, ni « somme » d’une totalité rassemblée. Ainsi, le grand oeuvre de Tillich pourra s’intituler Théologie systématique, alors que Barth écrira, après l’avoir enseignée, une Dogmatique ecclésiale.

 

Ici pointent donc les deux accentuations de nos deux théologiens de langue allemande, de part et d’autre de l’Atlantique. Il me semble que Tillich s’inscrit dans l’héritage de Luther, une foi évangélique qui part de son expérience de la rencontre et qui s’affirme avec la liberté et la force du sujet (« Je ne puis autrement … »). Karl Barth, davantage dans la ligne de Calvin, inscrit sa recherche dans la foi de l’Eglise comme tellement spécifique qu’elle n’a rien de commun avec les religions. Tillich prend celles-ci en compte, Barth les récuse comme la forme subtile de l’idolâtrie …

 

Le parcours à grands pas que propose André Gounelle sur la « foi réfléchie » de Paul Tillich suit un plan logique qui part de la démarche théologique, le Dieu de l’homme, pour arriver à cet homme de Dieu, Jésus le Christ, selon les Écritures. Résumons encore, la théologie selon Tillich ira de l’homme à Dieu alors que pour Barth, le Dieu Tout Autre vient à l’homme. Il y a chez l’un une théorie anthropologique, chez l’autre une « philanthropie de Dieu », son « amitié pour les hommes » dit Barth dans L’humanité de Dieu. Au Dieu miséricordieux de l’homme coupable répond un homme aliéné mais encore capable de Dieu « s’il a le courage d’être » dans ses ultimes profondeurs. Pour simplifier plus encore, Tillich serait finalement optimiste sur notre destinée, et Barth terriblement pessimiste quant à notre condition.

 

Ceci dit, on recommandera vivement la lecture de ce Tillich par Gounelle, documenté, pédagogique, clair quand c’est difficile.

 

"Paul Tillich, Une foi réfléchie"
André Gounelle
Olivétan (Figures protestantes) 2013

 

 

 

Film : « Métamorphoses », de Christophe Honoré

Olivier Millet
Octobre 2014

Tirer un film des Métamorphoses du poète latin Ovide peut sembler étrange, tant ce vaste poème appartient à une culture antique éloignée de nos mentalités. Ovide y raconte comment des créatures humaines ont été transformées par les dieux en créatures non-humaines, plantes, oiseaux, sources, etc. En raison de quelque faute, ou pour les faire échapper à un sort plus cruel. Il s’agit de mythologie, ce qui impliquait dans l’Antiquité des cultes religieux et un sentiment du sacré dans la nature ; mais le poète s’adresse aussi à notre imagination et à notre sensibilité, lorsque son lecteur est conduit à se représenter le moment exact où la vie humaine disparaît dans une autre forme d’existence, matérielle ou animale. Ce thème et son merveilleux ne sont pas dépourvus d’implications philosophiques : la vie n’est-elle pas un constant changement de formes ? La croyance en la réincarnation sous-tend cette vision d’un monde envisagé comme transformation perpétuelle.

 

Christophe Honoré en a tiré la substance d’un film étonnant, même s’il peut irriter. Des jeunes gens issus de banlieues du sud de la France (les comédiens parlent comme des non-professionnels) en rencontrent d’autres, qui sont des dieux (Jupiter, Hermès, etc.), et ils assistent, quand ils ne les subissent pas, à des métamorphoses dans des paysages méridionaux. Le film ne joue pas d’effets spéciaux pour mimer sur un mode fantastique les transformations corporelles, il se contente d’enchaîner les images de telle façon qu’un corps animal ou une plante se substitue, de manière plus ou moins rapide, au corps humain. La métamorphose a lieu, mais son processus est laissé à l’imagination du spectateur. Trois jeunes filles un peu idiotes deviennent ainsi trois oiseaux, qui s’envolent. Les milieux naturels (rivières, lacs, etc.) sont exploités avec un grand bonheur photographique, qui fait la réussite du film. Tout est en mouvement, les feuilles des arbres, les surfaces des eaux, et les couleurs miroitent en séduisant le regard. Le spectateur, un peu cruel comme les dieux, a chaque fois envie d’assister à ce qui va se produire. Une certaine complaisance pour la nudité se justifie par le thème. C’est que la beauté et le désir sont les motifs de ces aventures sans retour. Le cinéaste a retenu quelques unes des très nombreuses métamorphoses ovidiennes, et il en insère les épisodes dans un scénario qui implique une jeune fille anonyme s’aventurant avec un Jupiter séduisant et immoral comme un dieu. La confrontation de ces scènes avec l’arrière-plan urbain et une jeunesse française largement d’origine immigrée ajoutent du piment à l’histoire : la religion musulmane est à la fois provoquée et consolidée dans son moralisme supposé, comme si elle était l’envers absolu du monde imaginaire, païen et libertin des Métamorphoses. Au total, un film qui, malgré son hésitation entre conformisme et provocation, vaut la peine d’être salué pour le courage et la beauté du thème, bien servi par la fraîcheur des images.


"Métamorphoses"

Film français de Christophe Honoré (2014)

Avec Sébastien Hirel (Jupiter), Amira Akili (Europe)

 

 

 

Film: « Ida » de Pawel Pawlikowski

Olivier Millet
Avril 2014
Affiche du film Ida de Pawel Pawlikowski

 

Voici un film magnifique, bien qu’austère. Certains critiques qui en ont rendu compte dans la presse commettent un faux-sens sur ce film, ce qui nous invite à en parler ici. D’abord, le sujet. Ida, une jeune Polonaise élevée dans un couvent, rend visite, la veille de prononcer ses vœux et à la demande de la mère supérieure, à l’unique membre survivant de sa famille. C’est sa tante Wanda (nous sommes dans la Pologne de l’après-guerre), qui lui révèle qu’elle est juive. Toutes deux cherchent alors à retrouver la tombe des parents d’Ida. A la campagne, environ vingt ans après les drames qui ont eu lieu pendant l’occupation allemande, elles récupèrent des ossements, qu’elles enterrent dans la tombe de la famille du cimetière juif abandonné de Lublin : ceux des parents d’Ida, mais aussi du fils de Wanda, tués par des paysans qui les avaient cachés des Allemands puis massacrés pour s’emparer de la petite ferme familiale. Pendant cette quête des origines, la tante essaie de détourner sa nièce de sa vocation, et Ida a fait la connaissance d’un séduisant jeune homme, sans plus. Elle retourne à son couvent, mais n’est pas en état d’y prononcer ses vœux, et elle en est rappelée par le suicide de Wanda. Celle-ci a tout perdu : en plus de son fils, maintenant sa nièce, vouée à une future vie recluse, et le sens même de son fanatique engagement comme magistrat communiste de l’après-guerre. Dans l’appartement de sa tante, Ida se prête pendant quelques heures au genre de vie de sa tante et elle passe une nuit avec le jeune homme retrouvé. Elle se détourne alors de la banalité de la vie qui s’offre à elle, et retourne à son couvent (c’est la dernière image) pour y prononcer ses vœux.

Ce film en noir et blanc est une parabole, où deux plans de signification sesuperposent, politique et moral. Le politique concerne la Pologne, son passé, la guerre, le sort des Juifs, la tyrannie communiste, et les ressentiments qui en découlent encore aujourd’hui. Le suicide de Wanda marque l’échec non seulement du communisme, mais du reniement par cette femme de ses propres origines, et l’impasse où l’ont conduite sa fuite en avant dans l’idéologie et le pouvoir ainsi que la tentative d’effacer la mort de son fils en se vengeant contre l‘Ancien Régime. La superbe actrice qui joue ce rôle incarne parfaitement à la fois sa dureté (par exemple dans le rôle de tentatrice contre la vocation religieuse d’Ida) et sa faiblesse d’alcoolique qui s’abandonne vainement aux hommes. Le sort d’Ida, lui, pourrait être celui d’une pure victime de l’Histoire : élevée dans un couvent hors du monde, ignorante de ses origines, cette ignorante risque de devenir la dupe du mensonge qui l‘a sauvée. Fille et donc non circoncise, elle a pu pendant la guerre échapper au massacre, quitte à revêtir une identité qui n’était pas la sienne. Mais c’est son authenticité qui la sauve : elle entre véritablement dans la quête, et son couvent devient à la fin du film le lieu possible de sa liberté, une fois qu’elle a découvert le monde (celui des hommes et des femmes), l’histoire (son passé), et le drame qu’est toute vie. La dernière image nous la montre sur le chemin du couvent, non plus de dos, comme lors de son premier retour, mais de face, affrontant son destin qu’elle assume: elle sait où elle va, d’un pas décidé, parce qu’elle est devenue libre, maintenant qu’elle a perdu son innocence. Cette histoire politique et spirituelle respecte l’identité catholique de la Pologne en rappelant sa part juive, et il montre de manière symbolique comment une nouvelle Pologne peut naître qui ne soit ni dans le déni ni dans la mémoire morose du ressentiment. Forte leçon universelle, étrangère à tout manichéisme et à la fausseté des bons sentiments qui affaiblissent tant de films de valeur. C’est aussi le plus bel hommage que nous connaissions à l’art de Robert Bresson. Admirable d’économie de moyens, jamais psychologique, la réalisation montre tout, autant par les silences que par les dialogues économes et suggestifs, par les admirables effets de cadrage, par l’enchaînement des scènes et des plans qui racontent une véritable histoire à rebondissement mais avec l’épure d’une fable, par le naturel justement stylisé du jeu des acteurs, et par les suggestions de la lumière et de l’obscurité. Un seul défaut, si c’en est un : ce film positif n’est pas gai, et il invite à la méditation plus qu’à l’optimisme, malgré la beauté et le courage d’Ida.

"Ida"
Film polonais de Pawel Pawlikowski
Avec Agata Trzebuchowska (Ida), Agata Kulesza (Wanda)



Livre : « August » de Christa Wolf

Hubert Auque
Avril 2014

 

Christa Wolf nous a quitté, comme on dit, en décembre 2011 mais si son corps est mort, nous gardons vivants ses écrits d’une richesse insuffisamment appréciée en France alors que son succès en Allemagne est considérable. Ecrivaine de l’ex-Allemagne de l’Est, elle a dans ses textes et conférences livré une réflexion sur les mutations politiques et sociales (Adieu aux fantômesAucun lieu, nulle part, Le ciel divisé) sur la place de la mythologie (Cassandre , Médée) et plus rarement voisiné l’auto-fiction (Christa T  ou August).

 

Deux romans viennent de clore la bibliographie de Christa Wolf : Le ciel divisé et August. Le ciel divisé est la réédition de son premier roman où, comme son contemporain Peter Härtling dans Bozena, elle évoque combien l’Histoire modifie les êtres, les obligeant à des choix violents ou leur imposant des mutations qui les soumettent et les manipulent. Enfin, alors qu’elle est morte quelques semaines après avoir terminé l’écriture d’August, les excellents traducteurs que sont Alain Lance et Renate Lance-Otterbein nous livrent en français cette nouvelle dans laquelle l’auteure est une des protagonistes, occasion pour revenir sur la fin de la guerre qui a laissé exsangue son pays.

 

Christa Wolf, Lilo dans le récit, est une adolescente qui vit quelques mois en sanatorium où, tant bien que mal, on soigne adultes et enfants qui ont « les mites » selon le vocabulaire qui ne dit pas la maladie. August, petit orphelin de guerre, est fasciné par cette jeune fille qui donne d’elle une force de vie dont il a besoin pour reprendre pied dans un monde quasi détruit. Plusieurs décennies après, Christa Wolf se souvient et imagine pour August une vie simple de chauffeur d’autobus.

 

Unité de lieu : le trajet du bus qui ramène à Berlin les touristes, dernier voyage pour le chauffeur, le bien nommé August qui, veuf depuis peu, va prendre sa retraite. Chemin faisant il va, par succession de tableaux, revoir son enfance au château des mites avec Lilo. Peu de pages pour dire cette vie sans relief mais devenue quiète. August, au soir de sa carrière, repense à Lilo mais c’est Christa qui, au soir de sa vie, repense à August avec une délicatesse émouvante par laquelle elle nous dit que l’essentiel réside dans ces moments intenses de l’enfance, de l’Histoire, et parfois des deux à la fois.

 

"August"

Christa Wolf

Traduit de l'allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein

Christian Bourgois éditeur, 2014  

 

 

 

 

Livre : « Religion et État en Israël » d'Ilan Greilsammer

Annie Noblesse-Rocher
Décembre 2013
Religion et État en Israël Paris, Les éditions du Cerf, 2013


Ilan Greilsammer est professeur de sciences politiques à l’université Bar-Ilan de Tel-Aviv. C’est comme politologue et spécialiste des relations entre religion et État en Israël qu’il fut invité à donner en 2011 une série de quatre conférences à l’École Pratique des Hautes Études. Les trois premières constituent une vaste fresque de l’histoire d’Israël, les deux dernières évoquent l’état de la situation politique actuelle de l’État hébreu. Ces quatre conférences remarquables, éditées ici avec un soin particulier, dressent le bilan socio-politique et religieux de la société israélienne, de ses courants nombreux et contradictoires, et de son identité. Auteur d’une monographie sur Léon Blum, approché à partir de son inscription dans le monde juif, Ilan Greilsammer montre dans cet ouvrage-ci que l’histoire politique d’Israël ne peut être décrite à partir du paradigme classique de la sécularisation. Ce modèle, inspiré par la sociologie de Georges Durkheim, veut qu’à mesure que la modernité avance la religion recule : tel n’est pas le cas en Israël, selon Ilan Greilsammer. De ce fait, le thème directeur de ces conférences est l’articulation de la religion et du politique en Israël, étant entendu que l’État sioniste s’est constitué sur un principe, celui du primat de la loi humaine sur la loi religieuse.

Et pourtant Israël est un peuple éminemment religieux dans sa constitution historique, Ilan Greilsammer nous le rappelle dès la première conférence. Il y retrace l’histoire structurellement religieuse de ce peuple depuis la destruction du second Temple : le judaïsme est d’abord une communauté d’observances, codifiée au XVIe siècle dans le Choulan ‘aroukh (La Table dressée) de Joseph Caro. L’identité juive a cependant changé à partir de la Révolution française et des Lumières. Libérés des ghettos, les juifs obtiennent une liberté qui n’est plus communautaire mais individuelle : il n’y a pas, depuis Napoléon de «nation juive» dans la nation. Mais cette liberté formelle qui donne aux juifs une égalité sociale leur permettant, enfin, d’accéder à toutes les fonctions et responsabilités sociales n’empêche pas les mentalités de persister et l’antisémitisme de perdurer : en 1882, Léon Pinsker, ancien «assimilationiste» en vient ainsi à décrire l’antisémitisme comme une psychose, un désordre pathologique, une maladie phobique irrationnelle. Le juif du XIXe siècle peut choisir son identité : être juif, c’est être né de mère juive, c’est un état, une situation objective qui ne requiert pas la foi ni la croyance. Dans la seconde moitié du XIXe siècle naît une nouvelle identité juive, «nationale» : les juifs se définissent comme peuple, au moment où l’ensemble des nations européennes se durcissent dans un nationalisme revendiqué. C’est à ce moment que naît la question du repeuplement de la terre d’Israël et celle du sionisme. En 1880 une poignée de rabbins, les «Hovevei Zion» («les amants de Sion»), dont Zvi Hirsch Kalischer et Judah Alkalai, appellent les juifs du monde entier à quitter le galoud, l’exil, pour venir cultiver la terre d’Israël en préparation de l’ère messianique. Mais le plus important leader sioniste, Theodor Herzl, n’envisagea ce retour en Israël que d’une façon non religieuse, lors du premier congrès sioniste à Bâle, en 1897, après les grands pogroms de Russie. La loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 en France fut même l’un des modèles du futur État hébreu, laïc et social-démocrate où prédomineraient les travailleurs ruraux et non les rabbins. Les grands rabbins du début du XXe siècle en Europe, les grands «Sages de la Torah» furent hostiles, qu’ils soient hassidiques ou anti-hassidiques, à ce retour en terre d’Israël : il ne fallait pas hâter de soi-même la Rédemption. Mais une minorité de rabbins autour du Rav Isaac Joacob Reines (1839-1915) adopta une position différente : ce qui deviendra le courant très influent en Israël aujourd’hui le «sionisme religieux» était né et soutint les efforts de Theodor Herzl. Le judaïsme était pour Reines une «culture du livre» et de la non-violence : les persécutions avaient paradoxalement préservé les juifs de s’assimiler à cette «culture du glaive» des nations non-juives. Dans ce même état d’esprit pacifique, il faut mentionner les mouvements, celui d’entre-deux-guerres, le «Brit chalom» («Alliance de Paix», puis dans les années 1950, «Ihoud» («Unité») auquel appartint Martin Buber, tenté, un temps, même, par l’existence d’un État binational judéo-arabe… Mais le premier grand rabbin de Palestine fut sans conteste Rav Abraham Isaac Hacohen Kook (1865-1935), qui fit du sionisme une idéologie mystique, porteuse d’un message religieux et messianique.

La deuxième conférence du recueil s’attache à la personnalité de David Ben Gourion, chef incontesté du parti Mapai (Parti ouvrier d’Eretz Israël), dominant chez les juifs de Palestine. Herzl avait été le visionnaire, Ben Gourion fut le fondateur ; bien qu’il ne fût pas observant, sa conception personnelle, le mamlakhtiout, l’ «étatisme», voulait qu’on respectât l’hétérogénéité d’Israël et toutes les composantes laïques et religieuses qui le composaient, admettant ainsi les ultra-orthodoxes et donnant aussi la nationalité israélienne aux arabes vivant sur le sol de l’État juif. Le shabbat devint ainsi le jour férié officiel et les lois alimentaires réglementaires entrèrent en vigueur dans les administrations, mais librement. L’exclusivité des tribunaux rabbiniques fut aussi garantie. Ce document, dit «Lettre du statu quo» continue de faire débat en Israël des deux côtés de la barrière de la laïcité, les ultra-orthodoxes la considérant comme fondatrice d’Israël, les laïcs pensant qu’elle contrevient au principe de liberté non-religieuse. Ce consensus élaboré par Ben Gourion n’empêcha pas la création de mouvements dissidents comme le petit mouvement d’intellectuels cananéens, en 1942, le «Comité pour la cristallisation de la jeunesse hébraïque», sous la houlette du poète Uriel Halperin, souhaitant revenir à un État hébreu préjudaïque et sans aucun fondement religieux. Le défi que dut relever  Ben Gourion fut de fédérer tous ces courants autour d’une «mémoire collective nationale», en élaborant des mythes et des rites communs, et il le fit par un retour à la Bible, aux héros bibliques, symboles du nouvel «homme hébreu». Certaines fêtes comme Pessah furent prises comme symboles tout autant de la sortie d’Égypte que de fondation de l’État hébreu moderne, ou comme Hannoucah où la révolte des Maccabées fut comprise comme se référant au droit des juifs sur la terre d’Israël.

La troisième conférence s’attache à la Guerre des Six Jours, déclenchée le 5 juin 1967 par une attaque préventive d’Israël contre des bases militaires arabes, dans un climat d’angoisse extrême, la population étant persuadée que Nasser projetait réellement, comme il l’annonçait, la destruction totale de l’État juif. La victoire totale, en forme d’éclair, fit se répandre une joie sans pareille en Israël : la partie orientale de Jérusalem était reconquise, comme tous les lieux saints perdus en 1948. Puis ce fut la Cisjordanie avec tous ses lieux saints bibliques qui fut conquise, puis trois territoires de sécurité : la bande de Gaza, le Sinaï et les hauteurs du Golan. La réaction des milieux ultrareligieux fut très intense et leur fit désormais assimiler l’État hébreu et la rédemption à venir, et la victoire comme le doigt de Dieu. Ilan Greilsammer dresse le bilan de cette guerre des Six-Jours et les modifications considérables qu’elle a suscitées dans l’identité des divers groupes religieux et laïques, mais aussi dans les rapports de force au sein de la société israélienne : ainsi se produisit la scission du parti ultraorthodoxe en deux communautés ethniques ashkénaze avec l’Agoudat Israël et séfarade avec le nouveau parti Shas, l’équivalent dans sa pratique, dit Annie Kriegel, du parti communiste français, dans les années 1980, mettant en place un système d’entraide important pour les populations les plus démunies.

La dernière conférence dresse un état des lieux des forces religieuses en Israël aujourd’hui et en conclut que les partis laïques cherchent non à détruire le «statu quo» qui reste le ciment de l’unité nationale, mais à le grignoter. Il n’est donc pas question d’une séparation à la française des laïques et des religieux, mais de faire «bouger les lignes de front dans un sens moderne, tolérant et démocratique».

"Religion et État en Israël"
Ilan  Greilsammer

Les éditions du Cerf, 2013 (Conférences de l’École pratique des Hautes études, 7)

 

 

 

Livre : « Qohélet philosophe » de Marc Faessler

Olivier Millet
Décembre 2013

 Le livre de Qohélet est, dans la Bible, à la fois le plus connu («Vanité des vanités, tout est vanité», c’est-à-dire «Buée de buées, tout n’est qu’(évanescente) buée» ), et le plus énigmatique des livres canoniques, à tel point que sa présence parmi les livres bibliques fait problème, comme celle du Cantique des Cantiques. Ce livre de sagesse est-il l’équivalent juif de la philosophie grecque sceptique contemporaine, elle-même écho d’une pensée d’origine orientale et indienne ? On peut en tout cas y lire une leçon de vie sans illusion sur la vie et sur l’homme, qui ferait écho à ce que le pessimisme athée moderne a de plus dégrisant. Montaigne, ce catholique pyrrhonien de la Renaissance, en fait grand cas. Et comment l’articuler avec la révélation biblique, si l’on entend par celle-ci une confession de foi religieuse, en tout cas le témoignage d’une parole fondatrice qui vient d’ailleurs ? Et sommes-nous sur le même plan que les autres livres bibliques sapientiaux ? Marc Faessler, sans doute bien connu de nos Cahiers d’études juives, coauteur avec Catherine Chalier de Judaïsme et christianisme (2001) et de Jean Calvin : «Réponse aux questions d’un certain Juif» (2010), en propose avec le présent livre une traduction («Essai de traduction philosophique»), une exégèse détaillée, et une interprétation nouvelle. Il y voit une «pensée philosophique articulée». De fait, la traduction proposée est attentive à la composition d’ensemble du livre, au rythme de ses paragraphes, et aux autres singularités du style hébraïque sans tomber dans la transcriptionisme évocatoire d’un André Chouraqui ; plus que l’imagerie du mot, ce sont la reprise constante des mots, les effets de composition et le jeu des notions qui invitent à entrer dans le message de l’auteur, quel qu’il soit, et dont la réflexion s’exerce sur l’expérience de l’éphémère, objet premier de la philosophie orientale. Parmi ces notions, centrales sont celles qui parlent à d’autres traditions philosophiques: le désir, ici placé du côté de l’acquérir, de ce que l’homme peut se procurer, et la joie, qui relève de l’inopiné, de ce qui échappe à la maîtrise humaine. Déchiffrées sur fond de transcendance (celle-ci ne se manifeste que par son retrait hors de portée humaine), ces notions ne proposent pas une révélation, et démystifient même les interprétations illusoires de la prophétie eschatologique. Elles donnent à penser en rappelant au contraire les données fondamentales de l’existence humaine, avec le récit de Genèse 4, l’histoire d’Abel (autre nom hébraïque de la «buée»). Marc Faessler combine ainsi une perspective phénoménologique (qui fait table rase de tout pour comprendre l’existence) avec les traditions de l’exégèse juive et l’hypothèse d’une réception juive de la pensée orientale. Pour la première, il est dommage qu’il n’aide pas le lecteur en fournissant des références philosophiques explicites, comme celle qu’il pourrait donner de Lévinas («l’indéracinable exigence de l’éthique») ou de Michel Henry (à nos yeux, le plus grand philosophe moderne du christianisme, même s’il n’était pas chrétien). Pour la seconde, on apprend beaucoup, à le lire, du fait des références érudites, qui comprennent aussi bien telle traduction arabe médiévale de la Bible juive que les apports les plus sophistiqués de l’exégèse historico-critique actuelle. Pour l’hypothèse d’un dialogue avec l’Orient, pourquoi désormais ne pas laisser la parole, s’ils le veulent bien, aux spécialistes, orientaux et occidentaux, de la rencontre du bouddhisme et de l’Occident ? Le livre de M. Faessler n’est pas facile, mais il lance un pont essentiel entre Bible et philosophie, judaïsme et pensée grecque, Orient et Occident. C’est dire que son entreprise concerne le cœur des relations entre judaïsme et christianisme, pour autant que ni l’un ni l’autre ne sont réductibles à une prétendue culture « judéo-chrétienne ».

 

"Qohélet philosophe. L’éphèmère et la joie. Commentaire herméneutique de l’Ecclésiaste"
Marc Faessler

Labor et Fides, 2013

 

 

 

Livre : « Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du XIXe siècle »

Annie Noblesse-Rocher
Décembre 2013


Adolphe Franck (1810-1893) est une figure presqu’oubliée, hélas, du judaïsme français. Le colloque, organisé par les deux directeurs du volume le 31 mai 2010 à l’Institut, met en lumière, à juste titre, ce philosophe, spiritualiste, libéral en politique et engagé dans sa tradition juive. Premier Israélite agrégé de philosophie, Franck entra à l’Académie des sciences morales et politiques à 33 ans, enseigna le droit au Collège de France, fut membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique tout en s’engageant dans le Consistoire israélite. Onze contributions explorent toutes les facettes de cette personnalité passionnante.

 

L’Avant-propos où transparaissent l’intelligence et la finesse de pensée et de style de Jean-Pierre Rothschild, directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, et celles de Jérôme Grondeux, maître de conférences à Paris-IV, retrace les grandes étapes de la  vie de Franck et son œuvre savante, autant que ses engagements spirituels. La contribution de Jean Daltroff aborde avec une précision érudite la vie des Juifs lorrains, leur insertion sociale ainsi que la famille de Frank et sa formation à l’école primaire israélite de Nancy, et la déception du candidat malheureux à l’école centrale rabbinique de Metz. Tout autant que la biographie du jeune Franck, c’est le milieu de vie et les formes de savoir des Juifs lorrains qui nous sont livrés ici comme une étude socio-ethnographique. Georges Weil aborde « le philosophe engagé » pendant près de 30 ans au Consistoire central des Israélites de France, travaillant à ce franco-judaïsme consistorial qui s’élabora en cette fin du XIXe siècle. Franck s’investit aussi dans la presse : les Archives israélites, de tendance libérale, reçurent sa signature dès leur création en 1840 ; Franck s’engagea également au Conseil d’administration de la Société des Études juives. Il travailla à la réforme de l’école centrale rabbinique de Metz, la jugeant trop tournée vers l’étude du Talmud et inadaptée aux besoins d’un judaïsme émancipé (p. 38). Paul Fenton aborde ensuite l’apport de Franck aux études sur la kabbale. Pour Franck, la kabbale était « un système universel et métaphysique idéaliste et même de paix sociale » auxquelles il souscrit lui-même. Son ouvrage La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux est consacré surtout à l’étude du Zohar, non sans quelques faiblesses scientifiques, mais avec une postérité fructueuse. Franck, disciple de Victor Cousin, à l’Académie, est étudié par Yves Bruley Cousin (mais aussi à la fin de l’ouvrage par Perrine Simon-Nahum). Puis Jean-Pierre Rothschild donne une remarquable contribution sur « le Moyen Âge dans la philosophie », l’historiographie à la fin du XIXe siècle, le Dictionnaire des sciences philosophiques dans lequel Franck déploie sa méthode psychologique qui, à la clarté de la conscience, permet de juger toutes les situations, son refus d’un mysticisme sans raison ni sentiments, l’autonomie de la religion et de la philosophie. La contribution de Joël Sebban étudie les relations entretenues par Franck avec le christianisme, sa réhabilitation des sources juives de celui-ci, son attrait pour la morale et la philosophie chrétiennes. La dernière contribution s’attache à Franck amateur de sciences occultes. C’est un volume érudit et intelligent qui nous est offert ici, révélant une figure attachante par la complexité de ses engagements et un grand témoin de cette fin du XIXe siècle. L’ouvrage est très bien édité et se lit avec aisance, bien plus avec bonheur.

"Adolphe Franck. Philosophe juif, spiritualiste et libéral dans la France du XIXe siècle"

Sous la direction de Jean-Pierre Rothschild et Jérôme Grondeux

Brepols, 2013 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses 153)

 

 

 

Livre : « Résister, voix protestantes » de Patrick Cabanel

Frédéric Rognon
Décembre 2013

Ce petit livre, qui se lit d’une traite, se veut une contribution à une anthologie des résistances spirituelles au sein de l’Europe nazie. L’auteur, historien du protestantisme bien connu, a sélectionné neuf textes (sept prédications, une déclaration et une allocution radiodiffusée) dont le point commun et le fil rouge sont le courage et l’audace de la parole publique aux heures les plus sombres du XXe siècle. D’André Trocmé à Roland de Pury, d’André-Numa Bertrand à Paul Vergara, nous ne pouvons qu’être saisis par l’acuité de certaines prédications, qui, y compris en zone occupée, ne craignaient pas d’appeler un chat un chat : « Depuis ce matin, nos compatriotes israélites sont assujettis à une législation qui froisse dans leur personne et dans celle de leurs enfants les principes les plus élémentaires de la dignité humaine », n’hésite pas à déclarer en chaire André-Numa Bertrand, à l’Oratoire du Louvre, le 7 juin 1942 (p. 114-115). « Juif, [l’apôtre Paul] l’était et ne le cachait point. Je suis sûr qu’aujourd’hui comme autrefois il ne renierait aucunement ses attaches et ses traditions », avance Henri Manen à Aix-en-Provence, le 15 novembre 1942 (p. 125). Quant à Noël Poivre, il prêche au Chambon sur Lignon le 21 février 1943, juste après l’arrestation d’André Trocmé et d’Édouard Theis, en actualisant sur un mode allégorique l’incarcération de Jean-Baptiste par Hérode : « Dans le passé l’histoire a jugé, et dans l’avenir l’histoire jugera : Aux Hérode de tous les temps, la réprobation, la honte et le mépris. Aux Jean-Baptiste d’hier, d’aujourd’hui et de demain, le respect, l’admiration et l’honneur » (p. 140).

 

On regrettera seulement le lieu commun qui consiste à qualifier le Mouvement International de la Réconciliation de « pacifiste » (p. 45, 48), alors qu’il a toujours vigoureusement distingué « pacifisme » et « non-violence », notamment au moment des accords de Munich. Mais on appréciera à sa juste valeur la lumineuse introduction de l’auteur, ainsi que l’insertion de chaque texte dans son contexte historique et biographique. Au terme de cette lecture, on se surprend à rêver d’une parole d’Église aussi hardie à notre époque de confusions et de périls.

Patrick Cabanel

"Résister, voix protestantes"
Alcide, 2012

 

 

 

Centenaire de Georges Gusdorf

Décembre 2013

Le centenaire de la naissance du philosophe français protestant Georges Gusdorf vient de donner lieu à une belle publication : Georges Gusdorf  (1912/2012). Plaidoyer pour l’humanisme. C’est un numéro spécial de la revue Le Portique, revue de philosophie et de sciences humaines (Le Portique 65, BL 65-67061 Strasbourg). Rappelons que l’œuvre de ce philosophe spécialiste des Lumières du XVIIIe siècle porte, entre autres, sur l’histoire des sciences humaines, le sacrifice,  l’autobiographie et le romantisme. Parmi les contributions de ce volume, un article d’André Encrevé situe l’engagement protestant de Gusdorf. On trouve aussi une liste de ses publications, parmi lesquelles deux dans Foi&Vie.

 

 

 

Livre : « Répondre du vivant » de Roland Schaer

Jacqueline Amphoux
Décembre 2013

À l’heure des « déchaînements techno-industriels et de l’amplification vertigineuse de l’artificiel », l’essai du philosophe Roland Schaer vient rappeler que, malgré notre place « exceptionnelle » dans l’échelle du vivant, nous n’en sommes pas moins des êtres vivants comme les autres, soumis aux mêmes nécessités, aux mêmes lois. Cela suppose une nouvelle forme de responsabilité à l’égard du vivant qu’il soit humain ou non humain.

 

Le mot de responsabilité, outre son acception juridique, évoque immédiatement l’obligation de soins parentaux aux enfants ou la prise en charge médicale de malades ou de handicapés ; autrement dit de personnes en état de vulnérabilité. Mais on peut voir au-delà et suggérer que la responsabilité correspond à la formation d’un lien, d’une relation entre deux êtres, en position l’un de puissance et l’autre de fragilité. Lien qui à l’appel du plus faible engage le plus fort à prendre soin de lui, à lui assurer un avenir. Il s’agit d’une relation asymétrique, peut-être passagère, susceptible de s’inverser car le père ou le médecin sait – ou devrait savoir – que lui-même n’est pas invulnérable sur tous les plans ni à tout jamais. La vulnérabilité est ainsi partagée. De plus, n’est pleinement responsable que celui qui ne confond pas pouvoir et domination, que celui qui répond d’un autre en le traitant en sujet. On songe ici à la politique du care.  


Or, et ce livre le fait parfaitement comprendre, l’autre n’est pas seulement l’humain, mais c’est tout ce qui vit, ce qui est vivant, du micro-organisme enfoui dans le sol au primate supérieur, de la cellule végétale à l’Homo sapiens. Le vivant ? tout ce qui échange avec son milieu pour naître et se développer, se dégrader et se renouveler ; seul le vivant a la capacité de fabriquer du vivant et la mort survient quand les échanges s’arrêtent. Tout vivant est ainsi inséré dans un réseau d’interrelations innombrables, de sorte que chacun est tributaire des autres tout en concourant au bien de tous. Comme dit Roland Schaer « nous sommes dedans » ; nous les êtres humains, nous sommes dans la nature ou, plus justement, dans la Biosphère ; nous l’habitons. L’Évolution a fait de nous un rameau de l’arbre du vivant ; notre cerveau, qui secrète la culture, est aussi le fruit de l’évolution. Ainsi donc, malgré ceux qui pensent depuis Descartes que la vocation de l’homme est de s’en affranchir, nous restons dépendants de la nature, même si la technique en multipliant les possibilités du corps, nous a fait « sortir » de là où nous « habitons ». Dès le néolithique, l’être humain, a transformé le milieu qu’il habite – comme le font d’ailleurs tous les vivants ; le système s’en accommodait, évoluait d’un équilibre à un autre, jusqu’au jour où la technique a commencé à dépasser les capacités d’adaptation réciproques et de l’homme et du milieu ; ce que l’auteur situe dans les débuts de la modernité et qu’il illustre par la devise de Charles-Quint : Plus ultra.

 

Les siècles ont passé et le revers du Progrès se laisse voir chaque jour : la biodiversité s’effondre, le changement climatique fait disparaître des pans entiers du réseau vivant. Nous avons développé notre habitat au détriment d’autres vivants qui participent à notre monde commun et l’on finit par s’apercevoir que la capacité du vivant à fabriquer du vivant est en danger, que notre espèce, toute puissante et toute colonisatrice qu’elle soit, n’en demeure pas moins vulnérable ; d’autant plus vulnérable que s’amplifie sa puissance ; on songe à Fukushima, mais il est d’autres domaines tout aussi brûlants où l’homme semble se doter de pouvoirs qui l’éloignent autant de la nature ; celui du génie génétique, entre autres, ou de la procréation. Sachant que « la puissance de procréer n’a de valeur que subordonnée à la responsabilité de prendre soin », comment répondre du vivant (humain ou non) quand les techniques qui permettent de le fabriquer augmentent en puissance et sophistication ?

 

Un tel changement d’échelle est inquiétant et, si on considère la vie comme une valeur, il importe d’en tirer les conséquences. Ce qui appelle à élargir la responsabilité de l’humain au non humain et même au milieu abiotique. Puisque nous sommes « dedans ». Puisque nous partageons le même monde. Nous sommes ainsi condamnés à rendre celui-ci habitable par tous les êtres vivants, donc à en prendre soin ; la question de la responsabilité du politique se pose alors à nouveaux frais.

 

L’objectif de Roland Schaer était de faire comprendre pourquoi il devient nécessaire de repenser la responsabilité, de développer une nouvelle forme de l’éthique qui porterait en elle le souci de ce qui vit. L’auteur nous a entraînés de Platon à Jonas, du mythe du Politique au Principe Responsabilité, il nous a démontré le bien-fondé de la plupart des thèses de Darwin. Le philosophe, en outre, a tenté de « penser avec les sciences » et c’est en fin connaisseur des résultats des sciences du vivant, qu’il apporte les arguments utiles à son plaidoyer éthique, en faveur d’un monde durablement habitable. Car c’est de cela qu’il s’agit. Répondre du vivant, c’est désormais aménager le monde dont nous partageons la vulnérabilité, c’est en prendre soin et s’engager pour l’avenir qui quoique incertain dépend cependant un peu de nous.

"Répondre du vivant"

Roland Schaer

Le Pommier



 

Livre : « L’inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse » d'Agnès Desmazières

Frédéric Rognon
Octobre 2013

De haute qualité scientifique, cet ouvrage se lit néanmoins comme un thriller. Nous sommes conduits d’Autriche aux États-Unis, d’Italie en Suisse et en Belgique, de France aux Pays-Bas, au Québec et au Brésil (curieusement et malheureusement, l’Allemagne est absente), sur la piste des aléas de la réception catholique de la psychanalyse, à travers rejets et ouvertures, pressions et répressions, intrigues et dialogues. Cette enquête fourmille de faits, de dates et de noms (ce qui rend d’autant plus dommageable l’absence d’un index). Nous croisons Roland Dalbiez (le professeur de Ricœur à Rennes), Marc Oraison, Carl Gustav Jung, Françoise Dolto, Jacques Lacan, Emmanuel Mounier (curieusement prénommé Frédéric : p. 127), et surtout Agostino Gemelli, le très influent président de l’Académie pontificale des Sciences, dont l’itinéraire sinueux, fait d’intérêt et de revirements, est à l’image du rapport des catholiques à la psychanalyse, et donne ainsi le pouls de la modernisation de l’Église romaine, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale au Concile Vatican 2.


Les grandes dates de cette histoire sont 1936 (création de l’Académie pontificale des Sciences, et soutenance en Sorbonne de la thèse de Roland Dalbiez : La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne), 1950 (condamnation implicite de la théorie psychanalytique dans l’Encyclique Humani generis du Pape Pie XII, qui ouvre paradoxalement la porte à la pratique analytique), 1953 (mise à l’index du livre de Marc Oraison : Vie chrétienne et problèmes de la sexualité) et 1961 (condamnation formelle de la psychanalyse dans un monitum du Saint-Office).

L’un des enjeux de la réception catholique de la psychanalyse est la légitimité d’une distinction entre méthode thérapeutique (notamment dans le cadre du recrutement sacerdotal) et doctrine freudienne (rejetée en tant que métapsychologie antireligieuse). Sur la base, notamment, des archives du Vatican, l’auteur montre avec une grande subtilité les diverses instrumentalisations de ce débat, à travers les rapports complexes de l’Église catholique au fascisme, à l’antisémitisme, au communisme et à la collaboration. Elle démonte avec brio les stratégies du dialogue, qui peuvent avoir pour finalités le contrôle et l’inflexion du mouvement psychanalytique lui-même. Et elle indique l’effet des condamnations officielles, qui peuvent produire un déplacement de l’intérêt des catholiques vers les mouvances dissidentes de la psychanalyse.


En attendant un ouvrage équivalent consacré à la réception protestante de la psychanalyse, on prêtera attention aux quelques données fort précieuses distillées ici à ce sujet (p. 13-15, 17-20, 108-109, 113, 125, 178, 210-211, 238). Il faudrait également encourager la poursuite de l’enquête sur les décennies post-conciliaires, jusqu’au « phénomène Drewermann », à la relance du débat sur le célibat des prêtres, et à l’actuelle vogue des démarches « psycho-spirituelles », parfois évoquée (p. 237, 239). La conclusion offre une excellente synthèse de l’ouvrage, dont on ne saurait trop recommander la lecture à toute personne concernée par le dialogue entre la foi chrétienne et la culture moderne.

"L’inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse (1920-1965)"

Agnès Desmazières

Payot, 2011

 

 

 

Disque : « Le Hautbois du pasteur Robert »

Beat Föllmi
Octobre 2013

Dans une démarche musicale et spirituelle, ce CD nous présente une compilation de vingt-quatre pièces. Le pasteur Robert nous conduit à travers les musiques les plus diverses : de l’élégiaque Suite en ré majeur de Bach au mélancolique air de l’opéra Rinaldo de Haendel, du Chant du cygne de Schubert à la magnifique Vocalise de Rachmaninov, sans négliger les morceaux plus récents tels un chant d’amour d’Ennio Morricone pour le film Mission ou une version du célèbre You raise me up de Lovland Rolf.

 

Jean-Christophe Robert, actuellement pasteur à Stockholm, est diplômé du Conservatoire de la Ville de Paris et a joué comme soliste à la Fondation Menuhin. Le brillant hautboïste est accompagné de trois cordes et d’un orgue. La musique de ce CD se propose comme une écoute intérieure, une méditation sur la dimension spirituelle de la musique. Il ne s’y agit pas d’interprétations « historiquement fidèles » mais des expressions personnelles de la spiritualité. Pour le pasteur Robert, son instrument est un « bois qui chante haut », qui possède donc la puissance du son et dispose d’une voix singulière. Cette voix – sans paroles – nous invite à nous ouvrir à notre propre spiritualité. Le CD est accompagné d’un livret contenant des réflexions du soliste sur la plupart des pièces.

"Le Hautbois du pasteur Robert"
Jean-Christophe Robert (hautbois), Nathanaëlle Marie (violon), Fabienne Stadelmann (alto), Claire Oppert (violoncelle), Helga Schauerte (orgue)

Universal Music Classics & Jazz France, 2012

 

 

 

Livre : « Les religions dans le monde » d'Odon Vallet

Beat Föllmi
Octobre 2013

Odon Vallet, connu pour ses nombreuses publications et sa présence sur les plateaux de télévision, présente dans ce petit traité sur Les religions dans le monde, paru en 2003 et réédité récemment, sa vision du rôle et de la coexistence des religions. Contrairement à ce que l’intitulé pourrait suggérer, l’auteur ne brosse pas de portrait des principales religions (dont les contours restent d’ailleurs assez flous), mais il discute plutôt les grandes questions actuelles à travers les religions. On constate que les événements des dix ou quinze dernières années n’y figurent pas, bien que, entre-temps, beaucoup de choses se soient passées dans le monde religieux sur l’échiquier politique, comme l’arrivée de nouveaux dirigeants religieux ou la montée de l’intégrisme et du terrorisme au nom de la religion.

 

Odon Vallet a une démarche essentiellement économique à l’égard des religions : même là où il essaye de cerner le propre du phénomène religieux, il dévie vers des aspects économiques. On ne s’étonnera donc pas qu’il y ait nombre d’imprécisions voire d’erreurs, dans la terminologie et la réflexion : croyance et foi sont utilisées comme synonymes ; l’évangile, au singulier, est un livre au même titre que la Bible (!) et le Coran ; le bouddhisme connaît la transmigration des âmes... En outre, son analyse du christianisme en Europe souffre d’une vision parfois trop catholique : ainsi cette Europe chrétienne aurait comme « patron » saint Benoît et pour « symbole » Charlemagne (sans tenir compte du christianisme antérieur, en Italie et au Sud de la France) et ç’auraient été la Pologne et le pape Jean-Paul II qui « réussirent à vaincre le système marxiste ».

 

La première partie décrit « le brassage des croyances », mais en réalité, les religions sont ici plutôt juxtaposées l’une à l’autre, tel un grand étalage de produits disponibles sur le marché. La seconde partie présente « la fonction de la foi ». L’auteur en énumère trois : 1) perpétuer la vie (le chapitre discute plutôt les relations difficiles des religions avec la sexualité), 2) conserver la mémoire (la démarche est principalement patrimoniale), et 3) sanctifier les alliances (le chapitre mentionne à la fois des aspects «ecclésiologiques» et sociaux).

 

Il nous paraît particulièrement problématique que « le retour du religieux » est présenté comme étant principalement un phénomène de crise face aux grands désordres du monde. Comment des phénomènes religieux issus des tensions politiques, économiques et sociales pourraient-ils se transformer en remède contre ces mêmes crises ?

"Les religions dans le monde"

Odon Vallet

Flammarion (Champs essais), 2011

 

 

 

 

Livre : « L’Antichrist »

Olivier Millet
Juin 2013

La fin du monde pour décembre 2012 (2013) ? La crise comme figure ou signe du Mal ? Si vous avez envie non pas d’avoir peur, mais de regarder en arrière comment on voyait venir le Mal durant les premiers siècles chrétiens, il faut lire cet ouvrage. Il contient, en traduction, les principaux textes chrétiens sur la figure de l’Antichrist, d’Irénée de Lyon (environ 130-200) à Théodoret de Cyr (393-466).  Autant dire que, depuis, rien de bien neuf n’a été pensé et dit sur cette figure des derniers temps, et c’est passionnant, outre le fait que la diversité des interprétations alors proposées permet de discerner aujourd’hui les origines ou la signification des discours que l’Antichrist suscite encore. Mais peut-être est-il dans notre culture religieuse moderne une figure injustement effacée ? Notre christocentrisme n’a-t-il pas intérêt à prendre au sérieux le fait que le Christ a (aura) un (des) adversaire(s) ? L’introduction de ce volume présente en tout cas avec clarté les différences entre les auteurs chrétiens anciens, en partant de la Bible elle-même et en ajoutant une brève bibliographie des ouvrages de synthèse récents sur la question, entre mythe et interprétation existentielle. Ainsi muni des points de repère nécessaires, on peut se plonger dans la lecture du volume, et aller à la rencontre de l’exégèse et des mentalités de nos ancêtres dans la foi.

 

"L’Antichrist"

Introduction de Cristian Badilita, traductions et index biblique

Éditions Migne, 2011

 

 

 

Livre : « Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique » de Jean-François Mouhot

Beat Föllmi
Juin 2013

Le livre met en parallèle la dépendance des esclaves dans les sociétés historiques et notre dépendance actuelle à l’égard des énergies fossiles. Dans les deux cas, la société se croit incapable de changer, dans l’immédiat, les comportements, même si elle s’est rendu compte que le statu quo est moralement indéfendable, les conséquences économiques étant trop lourdes. À travers un parcours historique, l’auteur nous fait découvrir que l’esclavagisme recule au moment où apparaissent les nouveaux « esclaves », les machines, qui supplanteront les humains ; mais il reste prudent et évite de construire un lien direct et unidimensionnel entre les deux phénomènes. L’auteur nous met en garde en nous rappelant que nous serons jugés un jour par les générations futures pour nos comportements irresponsables, avec la même sévérité que nous jugeons aujourd’hui les sociétés esclavagistes pour les leurs. Mais en dehors des jugements moraux, son livre veut surtout proposer de nouvelles pistes pour sortir de l’impasse. À ce titre, il nous invite à nous inspirer, afin de sortir de notre dépendance énergétique, des stratégies des abolitionnistes qui étaient prêts au compromis, stratégie plus payante que les positions extrémistes.

 

Jean-François Mouhot, docteur en histoire de l’Institut Universitaire Européen et chargé de recherches à l’Université de Georgetown (Washington) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, s’affirme comme un grand expert de la thématique. Sa compétence en la matière se traduit aussi par sa prudence envers des thèses historiques et économiques disputées, en ne risquant jamais de suppositions infondées.


Son ouvrage lance un débat crucial et nécessaire, en France et dans toutes les sociétés énergivores de la planète. Or à notre avis, l’auteur aurait pu aller encore plus loin. La problématique des énergies fossiles ne concerne pas uniquement le réchauffement dramatique de la Terre, elles sont aussi responsables des nombreux bouleversements sociaux et de mentalités (causés par l’urbanisation sauvage, l’aménagement immodéré du territoire, la distribution inégale des ressources, etc.). Ce sont finalement toutes les conséquences du Progrès qui sont mises au banc des accusés et dont notre dépendance énergétique est une des causes principales. Ne faut-il pas envisager un changement plus radical, donc mettre en question le Progrès et la croissance économique eux-mêmes ?


Un dernier point mérite la réflexion : l’esclavage n’est pas uniquement une question économique, mais également et surtout une question morale. L’esclavage peut bien survivre dans des sociétés hautement technologiques telles les nôtres, comme le démontre par exemple le triste sort des esclaves domestiques venus des pays pauvres dans les Émirats : la coexistence parfaite entre saturation d’énergie fossile et exploitation immorale de la force humaine.

"Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique"

Jean-François Mouhot
Champ Vallon (L’environnement a une histoire), 2011

 

 

 

Livre : « La Technique et la chair. Essais de philosophie de la technique » de Daniel Cérézuelle

Frédéric Rognon
Juin 2013

À la différence de la situation outre-Atlantique ou outre-Rhin, la philosophie de la technique est demeurée en France à l’état embryonnaire. Ne craignons pas de dire que la série d’essais que nous propose Daniel Cérézuelle, en sus de combler un manque criant, fait faire à cette discipline un pas de géant. L’auteur s’empare enfin des questions fondamentales afférentes à notre condition technicienne.


L’une des principales vertus de cet ouvrage tient à ce qu’il met au jour la dimension mythologique et magique de notre rapport à la technique : loin de se réduire à une simple relation instrumentale, nous entretenons avec la puissance technicienne un rapport de fascination qui nous fait oublier toute prudence (p. 23). C’est ce paramètre sacral inavoué qui, aux yeux de l’auteur, rend compte du « déferlement technologique » dans lequel nous baignons : la finalité de la technique consiste à nous permettre d’échapper à notre finitude (p. 246-248). Une salutaire démythologisation s’impose de ce fait comme une condition de possibilité d’un regard distancié.


La seconde ligne de force du livre concerne la modalité charnelle de l’existence humaine. Bien qu’agnostique, Daniel Cérézuelle assume l’origine religieuse du vocable de « chair » (qu’il définit comme « l’entrelacement du corporel et du spirituel dans l’individu vivant et conscient » : p. 254), et propose même un exposé sur le statut de l’incarnation dans la tradition chrétienne (p. 189-221). Mais son propos est double : d’une part, indiquer que la technophilie est liée à une conception désincarnée de l’existence, tandis qu’un rapport critique à la technique requiert une prise en compte de la chair (p. 212-217, 252) ; et d’autre part, établir que la considération de notre dimension charnelle, du fait de la lenteur relative du rythme de la création symbolique, impose de plaider en faveur d’un ralentissement des innovations technologiques (p. 240-241, 252).


Les thèses de Jean Brun, de Dominique Janicaud, de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau, mais aussi de Hans Jonas, de Gilbert Hottois et de Jean-Pierre Dupuy, sont ici reprises et discutées avec rigueur et brio. Ainsi Daniel Cérézuelle prolonge-t-il la thèse de Jean-Pierre Dupuy en montrant que c’est parce que l’homme est un être de chair, mû par un imaginaire, qu’il a du mal à croire ce qu’il sait (p. 11). De même, l’affirmation ellulienne d’une autonomie de la technique, est reprise à nouveaux frais : l’auteur y voit une proposition sociologique bien plus qu’ontologique, et par conséquent le principe d’une autonomie relative et non pas absolue (p. 119-141).

 

L’argumentation philosophique laisse alors la place à une analyse très instruite et stimulante de plusieurs films de science-fiction, qui éclaire les ressorts de notre imaginaire technicien (p. 67-90). L’examen critique des catastrophes du Concorde en 2000 (p. 95), du World Trade Center en 2001 (p. 228-230), du cyclone Katrina en 2005 (p. 179-187), mais aussi du phénomène devenu quotidien des accidents de la route (à la lumière d’un roman prémonitoire, en date de 1849, de De Quincey : p. 105-115) enrichit considérablement un essai déjà fort vivifiant.


L’ouvrage de Daniel Cérézuelle, à l’évidence, fera date dans la réflexion philosophique sur les problématiques techniciennes. Il fournit au lecteur des outils d’interprétation indispensables pour saisir les enjeux du monde qui vient.

"La Technique et la chair. Essais de philosophie de la technique"

Daniel Cérézuelle

Parangon/Vs, 2011

 

 

 

Livre : « Los psalmes de David metuts en rima bernesa » d'Arnaud de Salette

Michel Rodes
Juin 2013

Ces psaumes traduits en béarnais sont une commande de Jeanne d’Albret, reine de Navarre. On sait que la mère du futur Henri IV imposa le calvinisme en Béarn par ses Ordonnances de 1571 et par son Université d’Orthez, formant pas moins de quatre-vingts pasteurs. La traduction d’Arnaud de Salette s’appuie sur les textes et de Clément Marot et de Théodore de Bèze. Les mélodies de Genève sont reprises. Aux marges des deux grands royaumes catholiques, le Béarn souverain est une exception : son protestantisme s’exprime en langue d’oc. Malgré l’annexion de 1620, les psaumes continuent à être chantés dans une langue béarnaise qui s’en trouve confortée et enrichie. Lorsque, en 1685, les quarante temples du Béarn sont rasés, les psaumes animent toujours la foi des protestants dans leur culte « au désert ». L’étude linguistique de Robert Darrigrand souligne les apports originaux d’Arnaud de Salette, avocat devenu pasteur.

"Los psalmes de David metuts en rima bernesa"

Arnaud de Salette (édition critique bilingue par Robert Darrigrand, sur le texte de l’édition publiée en 1583 à Orthez par Louis Rabier. Introduction, notes et traduction par Robert Darrigrand. Présentation par Philippe Chareyre

Honoré Champion / Slatkine, 2010

 

 

 

 

Livre : « Pour lire La lettre de Saint Paul aux Romains » de Chantal Reynier

Danielle Ellul
Décembre 2012

Après un rappel de l’importance théologique de cette lettre qui a déchiré les églises chrétiennes, du milieu et des circonstances historiques de sa production, et d’une présentation générale de sa composition, Chantal Reynier nous propose une lecture guidée et méthodique du texte, avec des fiches pour un travail personnel ou en groupe et, en marge, des définitions de termes et de mots techniques.

 

Elle dégage la visée théologique du texte avec la réinterprétation paulinienne de l’élection, de la justice, de la loi et du péché, à partir de la mort et de la résurrection du Christ (1, 18-11), puis l’exhortation à vivre une existence filiale et fraternelle dans le Christ, au sein d’une société pluriculturelle (12-15, 13).

 

Même si j’ai trouvé insupportable le « questionnaire de synthèse » placé à la fin de l’ouvrage, avec son système de questions-réponses (justes !), je n’hésiterai pas à conseiller ce petit livre dépassionné, à la fois clair, précis, et surtout très pédagogique.

"Pour lire La lettre de Saint Paul aux Romains"

Chantal Reynier
Éditions du Cerf, 2011

 

 

 

Livre : « Le chant des larmes, Trois prières » d'Olivier Clément

Michel Leplay
Décembre 2012

 Les quinze premières pages de ce gros recueil suffiraient à nous combler pour longtemps ! J’y reviendrai en conclusion. 

 

Certes, il y a grand intérêt et pur bonheur à découvrir − ou retrouver − saint André de Crète, le premier compositeur des « canons », ces longs hymnes bibliques scandés par des strophes liturgiques. « Le grand canon » récité pendant la première semaine du Grand Carême, s’achève par l’hymne finale de la Neuvième ode : elle célèbre la Trinité indivisible, « l’unique et triple vie qui illumine l’univers » et elle se confie à « la Mère de Dieu, toute pure » (qui garde l’Église) (p. 27).

 

Évidemment, la poésie liturgique orthodoxe et les symboles de la théologie orientale sont assez étrangers à la spiritualité des chrétiens d’Occident, notamment protestants. On fera bien, néanmoins, de se laisser interpeller par cette « mystique du mystère », qui rejoindrait à certains égards les intuitions et les fidélités d’un François d’Assise ou de Théodore Monod !

 

Deux textes plus brefs vont fermer le recueil : un commentaire du « Notre Père » qui compléterait la perspective œcuménique du récent texte du Groupe des Dombes Vous donc, priez ainsi… (Bayard, 2011). Là encore, et aux portes du silence, « le christianisme, ce n’est pas tout savoir. C’est peut-être ne rien savoir, mais avoir quand même confiance » (p. 297). À la prière du Fils et des enfants de Dieu s’ajoute la prière de l’Église à l’Esprit Saint, « la prière qui introduit à toute prière » (p. 325).


Mais j’en reviens aux « Notes éparses sur la prière », reprises en guise d’introduction (pp. 9-23). Voici une méditation en prise avec la culture contemporaine et aux prises avec la grâce éternelle de Dieu. Héritage précieux de la foi évangélique et orthodoxe d’Olivier Clément, décédé en 2009. Mais comme l’avait écrit Paul Ricœur dans Vivant jusqu’à la mort (Seuil, 2007, p. 87) : « C’est la disponibilité à l’essentiel qui régit le transfert de toutes mes attentes vitales sur l’autre qui est ma survie ».


Une lecture, avec « les larmes de joie » de Pascal, pour les uns et les autres.

 

"Le chant des larmes, suivi de Trois prières"

Olivier Clément
Desclées de Brouwer, 2011

 

 

 

 

Livre: « L'art médical et la responsabilité humaine » de Hans Jonas

Jacqueline Amphoux
Décembre 2012

Cet ouvrage regroupe quatre des textes que Jonas avait réunis en un livre publié en 1985, quelques années après Le principe responsabilité dans lequel, faut-il le rappeler, il faisait de la préservation de la nature à léguer aux générations futures un principe catégorique. Ces études dont l’une d’elles a donné son titre au livre, prolongent Le principe responsabilité, l’illustrant en quelque sorte et proposant une éthique appliquée dans des domaines sensibles de notre temps, la technique et la science, la médecine et les biotechnologies.

 

Le premier texte rappelle que la technique est une forme du pouvoir humain donc soumis à un examen moral. La technique moderne n’est plus en elle-même neutre ; elle est ambivalente. Ses effets même bénéfiques ont de plus en plus souvent des conséquences désastreuses, imprévues ou imprévisibles auxquelles on se doit en permanence de trouver un remède, remède qui aidera « simplement à nous tenir la tête hors de l’eau ». Théoriquement, on n’est pas obligé de passer à l’application des innovations mais celles-ci s’imposent de manière quasiment compulsive ; la technique a tellement envahi et l’espace et le temps qu’il faudrait un organisme régulateur extérieur au système ou une auto-censure draconienne pour contrecarrer son dynamisme excessif. Elle, qui jadis était censée protéger l’homme de la nature, en est arrivée à menacer la nature, y compris l’homme, et son pouvoir en vient à dévoiler la vulnérabilité de la Biosphère. La responsabilité de l’homme est claire et sa responsabilisation nécessaire ; le « Aime ton prochain » (humain) n’a pas perdu de sa force, mais il faut dorénavant lui adjoindre le respect du vivant, de la vie en général, si l’on veut préserver leur avenir ; ce qui pose la question inédite du devoir-être de l’humanité − au regard du pouvoir apocalyptique de la technique.  

 

Dans son deuxième essai, Jonas s’interroge sur la politique de la science et la responsabilité du chercheur. Supposé conjuguer rigueur et recherche d’une vérité, le chercheur est soumis dans presque tous les cas à des intérêts dont la finalité pratique domine, d’une façon ou d’une autre et sans qu’il en ait toujours conscience. Qu’en est-il alors de sa responsabilité quant aux conséquences de sa recherche ?


Et peut-on être certain de « l’indifférence aux valeurs » qui théoriquement conditionne son objectivité ? méthodologiquement, oui ; mais Jonas s’interroge : est-il facile, est-il légitime de faire abstraction, dans le cas du vivant, de sa valeur, et, s’il a une valeur, de le traiter comme nous traitons la matière ? Personne n’est totalement impartial et la neutralité éthique n’est peut-être pas une bonne voie pour répondre à ces questions. Quant à la « liberté de la recherche » qu’exige tout travail sérieux, elle risque, elle aussi, d’être entravée par la dynamique de la technique elle-même au fondement de la science. Il arrive ainsi que la science dont les objectifs étaient les plus nobles, les plus neutres entre en conflit avec le bien commun. Ambivalence, une fois encore.


Enfin, dans les derniers textes, c’est le champ médical – science et art − qui provoque l’attention de Jonas. Pourquoi ce domaine plutôt que d’autres plus clairement porteurs de périls pour l’avenir ? parce qu’il contient aujourd’hui les germes d’un dévoiement de l’objectif initial, à savoir le maintien de la santé ; il est donc particulièrement ambigu et de cette ambiguïté, Jonas veut que le médecin prenne conscience. Sous couvert de progrès, bien réels, la technoscience toujours plus performante, menace de démédicaliser la pratique et d’entraîner le médecin dans des actions dont il ne peut imaginer l’importance de la portée. Réfléchit-on assez  par exemple, au poids de la contraception ou de l’allongement de la vie − des bienfaits assurément − sur la démographie  mondiale ? Dorénavant, outre le soin porté à un individu, l’intervention médicale touche au collectif et le « mieux »  du patient risque d’entrer en conflit avec le désir ou le besoin de la société. Le médecin, le scientifique lui aussi, doivent faire preuve d’une responsabilité totale, faite de discernement, de respect pour la vie, de résistance à ce qui être potentiellement dangereux. Jonas s’exprime longuement et fermement sur ce sujet, exemples à l’appui, et construit ainsi une éthique médicale dont il sait à quel point elle est imbriquée dans le social et l’économique. Les débuts de la biogénétique – nous sommes en 1985 – l’annonce du clonage et des recherches sur le gamète ne font que renforcer ses craintes sur « ce nouveau rôle créateur de l’homme » et les pouvoirs qu’il engendre.

 

Une telle réflexion n’engage pas seulement la réflexion du médecin, mais celle de la société toute entière.

"L’art médical et la responsabilité humaine"
Hans Jonas (traduction d’Éric Pommier)

Éditions du Cerf, 2012

 

 

 

Livre : « Anthologie protestante de la poésie française (XVIe–XIXe siècles) »

Bernard Gibert
Octobre 2012

Une « anthologie protestante » qui offre une place de choix (le dernier poème) à Baudelaire, lequel n’a jamais caché son mépris pour le protestantisme, qu’il jugeait, entre autre, anti-poétique… la chose est surprenante. Elle est expliquée par l’introduction, très claire, et la préface d’Olivier Millet présentant l’ouvrage : le propos en est moins un recueil de poètes protestants que la « présence du protestantisme dans la poésie française ». Ainsi des chapitres thématiques (Bible, Histoire, Liturgie, Fin) mêlent, du XVIe au XIXe, à certains chefs-d’œuvre de la poésie protestante (dont l’énorme majorité est naturellement antérieure à la Révocation de l’Édit de Nantes), des extraits critiques ou polémiques, de Ronsard à Verlaine… Le lecteur pourra lire ou relire d’excellents poètes, de la Renaissance à l’âge classique, et quelques-uns plus récents et parfois oubliés (comme Louisa Siefert ou Napoléon Peyrat).


Sans doute pourra-t-il regretter certains aspects de forme et de contenu : qu’aucun auteur ne soit cité dans la table des matières, et que les titres des poèmes s’y confondent avec ceux des sous-chapitres ; que n’apparaissent ni les noms ni quelques belles strophes de poètes calvinistes injustement oubliés, tels que Jacques de Constans, Joseph Du Chesne ou Philippe Du Plessis-Mornay… Mais une anthologie repose sur des choix, qui peuvent toujours paraître discutables. Celle que nous propose ici Philippe François – auteur aussi de Poésie protestante (trois films de 28 minutes reprenant des poèmes de siècles divers, de Clément Marot à Francis Ponge, lus par de bons acteurs) a le mérite, en un volume très joliment édité, de rappeler quelques grands textes, d’en révéler de plus rares, et d’accompagner l’ensemble d’un glossaire utile et d’une importante bibliographie.

"Anthologie protestante de la poésie française (XVIe–XIXe siècles)"

Textes édités par Philippe François, préface d’Olivier Millet

Presses Universitaires de Strasbourg, 2011



Livre : « Les écrivains face à la Bible »

Michel Leplay
Octobre 2012

Ce très précieux recueil d’une vingtaine de contributions savantes nous offre les actes d’un colloque tenu en 2006, sous le titre-programme complet de « Herméneutique biblique et création littéraire de la fin de l’âge classique à l’époque contemporaine ». Près de vingt universitaires, dont une moitié de femmes, – parité honorée – nous ouvrent des perspectives inconnues sur l’inspiration biblique, avouée ou non, de nombre d’écrivains. Dans toutes les langues et de toutes les nations et confessions. Comme si la Bible, dont une interprétation doctrinale divise souvent les Églises et les théologiens, pouvait avoir un statut littéraire accessible à une lecture universelle et à des traitements esthétiques diversifiés.

 

Impossible de rendre compte de chacune de ces riches communications consacrées aux plus célèbres écrivains des XVIIIe et XIXe siècle, tels Blake, Pouchkine, Rimbaud ou Dickens, avant ceux du XXe, Claudel, Thomas Mann, Nelly Sachs, Paul Celan. Ayant lu attentivement ces savantes communications qui demandent parfois une extrême attention, j’en retiens deux ou trois.


Celle consacrée à « William Blake et les quatre sens de l’Écriture », historique, allégorique, moral et anagogique. L’auteur retrouve ces quatre dimensions dans l’œuvre littéraire de Blake, et sa conception quaternaire de la fonction visionnaire et prophétique de l’art. Les quatre arts majeurs, comme quatre points cardinaux ou quatre évangiles bibliques, permettent de « converser avec le Paradis » : l’architecture, la musique, la peinture et la poésie.

 

Notre amie Pauline Bruley excelle à dépeindre « le clair-obscur de la Bible dans deux romans de la crise moderniste », celui de Joseph Malègue, Augustin ou le maître est là, et celui, plus connu, de Roger Martin Du Gard, Jean Barois. Et c’est Charles Péguy, inoubliable dans ce contexte, qui répond le mieux aux thèses du modernisme, dans l’héritage lointain mais actuel de saint Augustin et de Pascal. L’obscurité s’éclaire du mystère.

 

Ensuite, j’ai découvert Giovanni Papini, grâce à François Lévi, cette Histoire du Christ par un converti dont curieusement Frédéric Gugelot n’avait pas parlé dans son ouvrage remarqué sur La conversion des intellectuels au catholicisme en France – 1885-1935 (CNRS Éditions). Le livre de Papini avait pourtant eu « un retentissement mondial », quand « désormais la foi, et non plus l’écriture, unifie la vie » de l’auteur converti au christianisme catholique.


Avec Dominique Millet-Gérard, c’est un autre converti, Paul Claudel, qui nous vaut une étude minutieuse d’un verset du Cantique des Cantiques, dans l’héritage inventif des Pères de l’Église. Chevreaux et cerfs bondissent de page en page, de latin en français, d’Enfer en Paradis, de la Croix au tombeau vide, et le lecteur moins cultivé sautera à son tour sur la « syllepse », l’asianisme ou la métalittéralité. Tel le Dieu de Luther qui nous donne des noix mais ne nous les casse pas, on nous donne ici des mots dont le sens original nous tracasse. Oui, « au fil du dire, bondit le mystère ».


Enfin, je recommande vivement la lecture de la contribution d’Éric Benoit, « Échos de l’herméneutique talmudique et kabbalistique dans l’œuvre d’Edmond Jabès ». Son Livre des Questions (1963) suivi de tous les autres est d’une brûlante actualité théologique et culturelle. Si « le silence de Dieu permet à l’homme de parler », et que « tout commentaire est le commentaire d’un silence », celui du Nom imprononçable, la parole humaine ne pourra que tenter de dire Dieu sans y parvenir. Sinon par le processus infini d’un questionnement sans terme. On retrouve Derrida et Levinas, Paul Ricœur et David Banon, cette école d’une interprétation heureuse et infatigable et qui interroge à son tour les savoirs universels des universitaires savants. Tant « l’interprétation est notre lot dans un monde indéchiffrable » où les mots du Livre sont traces d’une Parole.

"Les écrivains face à la Bible"
Sous la direction de Jean-Yves Masson et Sylvie Pariset
Cerf-Littérature, 2011

 

 

 

 

Livre : « La Bible d’Alexandrie, 23,12. Malachie »

Danielle Ellul
Mars 2012

Un nouveau volume de la Bible d’Alexandrie vient de paraître : il s’agit de la traduction française du texte grec de Malachie, le dernier livre du recueil des douze Petits Prophètes. Le texte grec, qui date de la 1ère moitié du IIe siècle avant J.C., est placé dans la LXX avant Esaïe, et non pas à la fin des prophètes écrivains (texte massorétique) ou à la fin du 1er Testament (Vulgate). Le texte est divisé en dix sections, en fonction du genre littéraire et rhétorique de la controverse.

 

Ce texte, proche par son contenu du livre de Néhémie (courant Ve siècle), constitue un vigoureux rappel à l’ordre de la communauté juive face à la négligence des prêtres, aux abus matrimoniaux et aux injustices sociales. Il annonce pour la fin des temps le jugement de Dieu qui se déroulera selon la théologie de la rétribution.

 

Laurence Vianès (maître de conférences à l’Université Stendhal – Grenoble III) accompagne sa traduction d’une riche annotation : elle compare le texte grec de la LXX avec le texte massorétique et les autres versions grecques ou latines pour mettre en valeur les choix interprétatifs des uns et des autres. Elle s’attache à la réception du livre de Malachie dans le judaïsme (Qumrân, Targum, littérature rabbinique), le Nouveau Testament et les auteurs chrétiens anciens. Elle souligne, entre autres, l’application de Mal 3, 22-23 à Jean-Baptiste, l’association de Mal 1, 11 avec l’Eucharistie, la métaphore du soleil de justice en Mal 3, 20 relue en fonction du Christ.

 

Ce travail, soucieux du texte et de ses relectures, est mené avec minutie et rigueur. Il invite à la lecture du texte et à la compréhension de ses enjeux historiques et théologiques au cours des siècles.

 

"La Bible d’Alexandrie, 23,12. Malachie"
Traduction du texte grec de la Septante. Introduction et notes par Laurence Vianès
Cerf, 2011

 

 

 

Livre : « Réponse aux questions et objections d’un certain Juif » de Calvin

Olivier Millet
Décembre 2011

Il existe un document issu de la plume du réformateur protestant Jean Calvin (1509-1564), publié après sa mort, et qui contient vingt-trois réponses de l’auteur à un « certain Juif » anonyme. Un historien moderne a découvert que les questions auxquelles Calvin répond se retrouvent pour l’essentiel dans un argumentaire juif polémique du XIIIe siècle, le Sefer Nizzahon Vetus, lui-même repris en substance par le célèbre hébraïsant chrétien Sébastien Münster dans une publication de 1537. Cependant des différences entre les réponses de Calvin et la publication de Münster obligent à écarter cette source. Achim Detmers, l’historien qui a récemment publié le livre le plus complet, le mieux informé et le plus riche sur les rapports de la Réforme protestante avec le judaïsme dans le premier seizième siècle 1, a identifié, lui, la source directe de Calvin : un manuscrit juif découvert  en Italie par une personne dont Calvin était proche, manuscrit qui est lui-même l’appendice d’une œuvre écrite vers 1385 par le rabbin Schemtob ben Isaak ibn Schaprut, reprenant l’argumentaire juif traditionnel contre le christianisme. La transcription latine de cet ouvrage fut composée par le célèbre hébraïsant et professeur au Collège royal Jean Mercier (successeur de Vatable), et la Bibliothèque de Genève en possède une copie. Les vingt-trois questions et objections juives, elles, n’y sont pas traduites en latin, mais seulement introduites. La question qui reste en suspens est donc de savoir comment Calvin, dont les connaissances en hébreu étaient réelles, mais limitées, a pu avoir accès à la version latine de ces objections : sans doute Jean Mercier la lui a-t-il envoyéé à part, hypothèse à laquelle Marc Faessler se range ici.

 

Le contexte est important pour l’interprétation du texte de Calvin : le but avoué de l’ensemble du document latin vise à révéler aux chrétiens savants une lecture juive polémique de l’Évangile de Marc à des fins de controverse. Marc Faessler signale cependant que l’on comprend cependant mal l’intérêt du réformateur de Genève pour ce dossier : Calvin ne fréquentait pas de Juifs (expulsés de la cité en 1490 par le pouvoir épiscopal), et n’a eu, que l’on sache, que peu ou pas de contacts avec des juifs lettrés. Calvin s’intéressait aux sources juives pour des raisons exégétiques, pas au judaïsme pour lui-même ; il ne rompt en rien avec l’antijudaïsme traditionnel, ni sur le plan théologique ni sur le plan rhétorique : l’argument banal qu’il mentionne parfois selon lequel les catholiques sont « pires » que les juifs n’est évidemment pas un hommage rendu par le réformateur aux membres de la synagogue ! C’est aussi ce que montre le document traduit par Marc Faessler, qui n’est pas exempt d’un ton polémique véhément. Mais Marc Faessler retourne en quelque sorte ce fait positivement établi et invite à scruter ces réponses de Calvin à la lumière à la fois de la tradition juive et de certaines singularités de la pensée religieuse de Calvin lui-même.

 

Par exemple, pour Calvin, la circoncision (dont le baptême est selon lui la forme chrétienne) n’est jamais l’objet d’une évocation péjorative : il s’agit à ses yeux de deux formes différentes mais analogues, de nature sacramentelle, qui signifient de manière concrète et personnelle l’insertion des fidèles dans « l’ordre transcendant de la Promesse », l’une 
avant la venue de Jésus, l’autre après. Nous avons nous-même insisté, dans certains de nos travaux sur Calvin, sur ce fait : le réformateur insiste sur l’unicité de l’Alliance à travers l’histoire qui conduit, du point de vue chrétien, de l’Ancien au Nouveau Testament ; il revendique pour les Juifs de l’Ancien Testament une véritable connaissance du salut spirituel, objet de cette unique alliance de Dieu avec son peuple (qu’il appelle iindifféremment Peuple ou église). La Parole de Dieu étant unique et salvatrice, les fidèles  de l’Ancien Testament, qui en ont eu la communication, ont reçu avec elle ce qu’elle contient, une « très certaine vivification de l’âme », ce que Calvin glose avec saint Paul en termes christologiques. L’enjeu est d’éviter qu’en réservant au Nouveau Testament l’effet spirituel de la révélation, on ne dissolve la notion de Parole de Dieu, cruciale dans le message réformateur pour comprendre l’unité et le sens chrétien de la Bible.

 

Sur le plan historique et idéologique, cette manière de penser du point de vue chrétien les relations de l’Ancien et du Nouveau Testament a eu sur le long terme (à partir des 17-18e siècles) des conséquences herméneutiques et idéologiques incalculables et extrêmement positives en vue d’une reconnaissance chrétienne du judaïsme vivant. En particulier, au lieu d’ériger les personnages-modèles de l’Ancien Testament en « types » annonçant les vérités qui ne seraient révélées qu’ensuite dans le Nouveau Testament, au lieu de ne voir en eux que des « ombres » allégoriques sans consistance propre en attente de la révélation de leur identité, Calvin reconnait en eux des figures qui, déjà, représentent et accomplissent consciemment, comme autant de modèles concrets et humainement proches, le vrai visage des croyants. À cette dimension exégétique et spirituelle s’ajoutent d’autres singularités de la théologie calvinienne, comme son sens aigu de la transcendance divine (« extérieure, absolue, hors prise »), y compris dans sa doctrine christologique.

 

Marc Faessler s’appuie donc sur ces faits, notamment sur le dernier, pour proposer une interprétation innovante et fructueuse des ces réponses de Calvin contre les objections juives. Il met en particulier en relief ce qu’il appelle la « dimension messianique » des modalités de la transcendance de Dieu selon Calvin : au lieu d’une histoire chrétienne du salut aboutissant traditionnellement à disqualifier le judaïsme, la pensée calvinienne insisterait sur « l’autorévélation du dessein salvateur de Dieu ». C’est justement pourquoi Calvin aurait été piqué au vif par les objections contre le christianisme formulées dans le document juif : non pas parce qu’il serait (seulement) scandalisé, comme chrétien, par des positions antichrétiennes, mais parce que celles-ci sollicitent ce qui, chez lui le chrétien, le rapproche d’un sens proprement juif de la transcendance et de la révélation divine.

 

L’interprétation de Marc Faessler présente un intérêt considérable pour celle de la pensée philosophique et théologique du réformateur ; elle redonne une chance aussi à cette ancienne expression de la séculaire controverse judéo-chrétienne en la revisitant à la lumière de la pensée moderne et de la récusation de l’ontothéologie et d’une conception fermée de l’histoire comme salut ; elle fait d’un document qui reste celui de la discorde la source d’interrogations communes sur ce qui, nous séparant, nous rapproche en même temps.

 

Le livre contient, outre une introduction que nous venons de résumer et de commenter, le texte des objections juives et la réponse de Calvin, le tout traduit et annoté (p. 33-74), puis un « Commentaire herméneutique (des réponses de Calvin) : l’ouverture et l’impensé » (p. 75-150), un bref « Envoi » conclusif, un index biblique suivi d’un index des noms.

 

Nous ne saurions assez recommander la lecture de cet ouvrage, qui fait date, et qui enrichit notre connaissance du passé des relations judéo-chrétiennes en se nourrissant de ce qui a permis d’en dépasser le blocage théologique et chrétien.

 

(1) Reformation und Judentum. Israël-Lehren und Einstellungen zum Judentum von Luther bis zum frühen Calvin, Stuttgart/Berlin/Cologne, Kohlhammer, 2001.

 

"Réponse aux questions et objections d’un certain Juif"
Jean Calvin
Traduction du latin, présentation et annotations suivies d’un commentaire herméneutique : Transcendance messianique. L’ouverture et l’impensé, par Marc Faessler
Labor et Fides, 2010

 

 

 

Livre : « Lettres d'Europe » de Roland de Pury

Philippe Aubert
Octobre 2011

Après Les Lettres de Montcoutant, publiées en 2001, le même éditeur nous propose un autre recueil qui rassemble une correspondance allant de 1931 à 1934, juste avant l’arrivée de la famille dans la première paroisse de Roland de Pury. La période couverte correspond à la fin des études, au mariage, ainsi qu’à la naissance des premiers enfants. Entre France, Suisse et Allemagne, on peut suivre l’évolution politique et théologique du jeune intellectuel. Plutôt royaliste maurassien, il va rapidement se reconnaître dans le socialisme en réaction au nationalisme et à la montée du nazisme dont il est le témoin impuissant, mais lucide dès 1933. Pour la théologie, de Pury n’est pas tendre avec les libéraux et certains de ses maîtres de la faculté de théologie de Paris. Force est de constater que pour cette génération, la première, la pensée de Karl Barth a été reçue comme une source d’eau vive, un appel et un encouragement à entrer, non sans crainte, dans le ministère pastoral.

 

Ces lettres, toutes adressées à Eric de Montmollin, alors en Chine, sont souvent très personnelles, elles parlent avec profondeur d’amitié, d’amour, du mariage, de la vie quotidienne, le tout sur fond de crise économique et morale dans une Suisse quelque peu éthérée, une France insouciante, et une Allemagne qui n’est plus « qu’une caserne ». On y trouve aussi de belles phrases : « De celui qui a fait Notre-Dame, nous pourrons penser qu’il fut satisfait ; mais de celui qui a fait Chartres, nous savons qu’il fut exaucé. »

 

Ce deuxième tome de la correspondance de Roland de Pury nous permet, comme le premier, de mieux cerner la personnalité d’un homme qui, le moment venu trouvera dans sa foi la force de résister au nazisme.  

 

"Lettres d’Europe. Un jeune intellectuel dans l’entre-deux-guerres. 1931-1934"
Roland de Pury
Labor et Fides, 2010

 

 

 

Livre : « Formation des cadres religieux en France, une affaire d’Etat ? »

Alain Geiger
Septembre 2011

Les auteurs s’intéressent à la façon dont les cadres religieux sont institués en France : formation supérieure, ancienneté, charisme, spécialisation, statut professionnel … les situations sont variées. À la lecture on découvre des similitudes parmi les religions historiquement établies, d’une part, et, d’autre part, parmi les traditions provenant majoritairement d’autres régions du monde. Par exemple, les grandes institutions ont établi des formations normatives de leurs cadres alors que ceux-ci s’établissent davantage sur un mode prophétique dans des mouvements religieux émergents.

 

C’est à propos de l’Islam que la question se révèle centrale dans le livre (deux contributions lui sont consacrées) : pourra-t-on aboutir à un « Islam à la française » grâce à une formation adaptée au modèle républicain et qui produira des imams légitimes aux yeux des instances laïques et d’une population sécularisée ?

 

Fruit d’un colloque de sociologie, cet ouvrage offre un panorama assez complet des religions présentes en France. Sa perspective est essentiellement descriptive. Par exemple, il n’aborde que de très loin les critères de légitimité, que ce soit en référence à chacune des théologies spécifiques ou face à la législation française. Le sous-titre est trompeur : Le positionnement de l’État français n’y est pas décrit et la laïcité y demeure partout implicitement admise.

 

En conclusion, nous trouvons dans cet ensemble matière à de nombreuses études à venir.

 

 

"Formation des cadres religieux en France, Une affaire d’Etat ?"
Francis Messner et Anne-Laure Zwilling (dir.)
Labor et Fides, 2010

 

 

Livre : « Noël et le mystère de l’incarnation » de Raymond Winling

Matthieu Arnold
Septembre 2011

Il y a quelques années, la collection « Théologies » avait accueilli des réflexions historiques et exégétiques sur la fête de Noël (O. Cullmann, La nativité et l’arbre de Noël, 1993). Raymond Winling reprend ce dossier, mais il l’élargit à la littérature apocryphe (notamment le Protévangile de Jacques, à qui l’on doit la tradition de la grotte) et au Coran (il insiste sur la virginité de Marie et sur la naissance miraculeuse du « véritable serviteur de Dieu »). Il montre aussi comment les controverses christologiques des IIIe et IVe siècles ont poussé la réflexion des Pères à se porter sur l’Incarnation – expression et signe de l’amour de Dieu pour les hommes –, et la liturgie à ajouter le cycle de Noël à celui de Pâques.

 

Ce long parcours historique (près des 3/4 de l’ouvrage) débouche sur des propositions qui se veulent actuelles : réagir à la banalisation de la fête de Noël par l’ « adoration émerveillée » devant le « mystère de l’Incarnation » ; réagir à la contestation de la conception virginale de Jésus en maintenant la foi en un événement « non explicable scientifiquement » au lieu de retenir seulement « le sens qu’il doit symboliser ». Or, dans ces pages aussi, et jusque dans sa conclusion, l’auteur se réfère plus aux Pères qu’à la théologie contemporaine – catholique ou protestante.

Ce choix ne risque-t-il pas d’obérer le dialogue avec nos contemporains – dialogue que Raymond Winling souhaite pourtant, afin de recentrer la fête de Noël « sur l’essentiel » ? Nos préoccupations ne sont plus celles des Pères, défenseurs des deux « natures » du Christ ; l’Incarnation, cette fragilité volontaire de Dieu, nous renvoie bien plutôt à sa présence, paradoxale autant que réconfortante, au cœur même des situations qui semblent la nier.

 

 

"Noël et le mystère de l’incarnation"
Raymond Winling
Cerf (Théologies), 2010

 

 

Livre : « Initiation au monde du Nouveau Testament » de Christian Grappe

Jean-Marc Babut
Septembre 2011

Voici un ouvrage très bienvenu ! Tout texte du Nouveau Testament est situé et n’est donc vraiment compréhensible que sous l’éclairage de ses contextes historique et culturel. L’environnement historique et culturel est ici la première chose que l’auteur, professeur de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie de Strasbourg, offre à son lecteur. Le livre est dédié à ses étudiants débutants, mais il reste tout à fait accessible à des lecteurs « ordinaires », nous avons pu le tester.

 
L’ouvrage échappe avec un certain bonheur au moule stéréotypé et souvent rébarbatif des « Introductions ». Après un tour d’horizon historique (des Maccabées au Ier siècle de notre ère), il parcourt l’environnement culturel du Nouveau Testament (l’Ancien Testament en ses états successifs, les littératures qumrânienne, intertestamentaire, rabbinique et classique grecque) et donne un aperçu de ce que l’on sait du Jésus de l’Histoire, du mouvement chrétien à ses débuts et de l’apôtre Paul, avant de terminer par une revue de chaque livre du Nouveau Testament.

 

Initiatives originales et heureuses : sans parler des cartes et des illustrations, le texte est entrecoupé de citations substantielles empruntées à des documents extrabibliques (textes de Flavius Josèphe, de Pline, de la Mishna et du Talmud, extraits de l’évangile de Thomas …) difficiles à se procurer hors des bibliothèques des facultés de théologie, et surtout de fiches synoptiques de synthèse permettant de se faire une idée globale du sujet abordé (par exemple une reconstitution possible de la Source Q).

 

Parmi les annexes : outre des indications bibliographiques (y inclus des adresses internet !) et un glossaire des termes techniques utilisés, on trouvera une bibliographie assez copieuse, dont un grand nombre d’ouvrages en français et de traductions en notre langue d’ouvrages allemands ou anglais, en somme un excellent guide pour aider les étudiants en théologie à commencer à se constituer,une bibliothèque.

 

 

"Initiation au monde du Nouveau Testament"
Christian Grappe
Labor et Fides (Le Monde de la Bible), 2010

 

 

 

Livre : « Jean Calvin. Les visages multiples d’une réforme et de sa réception »

Philippe Aubert
Avril 2011

Fruit d’un cours public dispensé à la faculté de théologie de Montpellier de septembre à décembre 2009, l’ouvrage se compose de trois parties. La première reprend la production théologique de Calvin en fonction de ses différents auditoires. On relèvera la contribution d’Olivier Millet qui montre comment, en humaniste du seizième siècle, Calvin a construit une théologie de la Parole à partir des règles de la rhétorique antique. La deuxième partie s’intéresse à la réception de la Réforme dans le sud de la France. C’est grâce à la Discipline et à l’organisation consistoriale que le calvinisme s’implantera rapidement et solidement dans ces régions. Ces études ont le mérite de souligner la multiplicité des facteurs qui expliquent l’adhésion massive des populations au message de la Réforme. La dernière partie est consacrée à l’influence du calvinisme dans le monde, et sur la modernité. L’absence de perspective missionnaire chez le réformateur, l’influence du modèle genevois dans les modèles ecclésiologiques des Églises de l’Amérique coloniale, ainsi que la fameuse thèse de Max Weber sont reprises à nouveaux frais.

 

" Jean Calvin. Les visages multiples d’une réforme et de sa réception "
Sous la direction de Daniel Bolliger, Marc Boss, Mirielle Hébert et Jean-François Zorn
Éditions Olivétan, 2009

 

Livre : « Le Concile de Trente et la musique » d'Édith Weber

Jacques Viret
Avril 2011

Après deux précieux ouvrages sur la musique luthérienne et calviniste, Édith Weber a encore enrichi la collection « Musique et musicologie » d’une éclairante synthèse sur le Concile de Trente et la musique.

 

Les décrets conciliaires réduisent les questions musicales à quelques généralités, à charge aux conciles et synodes provinciaux d’en tirer les applications pratiques. La problématique de la musique sacrée n’en apparaît pas moins étroitement liée non tant au Concile lui-même qu’au contexte général de l’époque. C’est donc un captivant panorama de la musique vocale religieuse au XVIe siècle qu’expose le présent ouvrage. Brassant une matière riche et complexe, il dégage les grands axes du sujet et y rattache les données ponctuelles avec clarté, précision, concision. Ainsi se déploie devant nous ce « temps des Réformes » décrit par l’historien Pierre Chaunu dans un livre de référence. La Contre-Réforme tridentine n’est en somme que le choc en retour catholique des Réformes, luthérienne, calviniste, anglicane. Autant que celles-ci, les catholiques entendent bannir le chant « lascif », « impur », « profane », « mou », et se préoccupent de la compréhension des paroles.

 

Plusieurs chapitres analysent les suites du Concile, notamment les travaux de la Commission pour la réforme du Bréviaire Romain. Il en sortira laborieusement, en 1614, la première édition officielle, dite « Médicéenne », du corpus grégorien.

 

L’illustre Palestrina est abondamment présent dans ces pages. Une légende l’a érigé en « sauveur de la musique sacrée », face au pape Pie IV et aux Pères qui projetaient de ne garder pour la liturgie que le plain-chant. La fameuse Messe du Pape Marcel , composée exprès, les aurait fait changer d’avis. D’aucuns considèrent un tel rôle comme entièrement controuvé, mais les spécialistes de Palestrina – Baini, Haberl, Jeppesen – ne sont pas de cet avis. Les quelques lignes d’Édith Weber à ce propos, qui se réfèrent à Jeppesen, pointent prudemment vers la probable vérité historique : « Il est possible que la Commission ait consulté Palestrina, et que ce musicien ait influencé les destinées de la musique catholique » (p. 116).

 

De nos jours, comme le constate Édith Weber dans son avant-propos, le mouvement amorcé par le pape Benoît XVI en faveur de la liturgie latine confère un regain d’actualité à la messe tridentine selon le rite de saint Pie V. Voilà une raison supplémentaire de saluer la présente réédition !

 

 

" Le Concile de Trente et la musique – De la Réforme à la Contre-Réforme " (édition mise à jour)
Édith Weber
Honoré Champion, 2008

 

Livre : « Paroles d'alliance » de François Clavairoly et Haïm Korsia

Michel Leplay
Avril 2011

Les deux acteurs de ce dialogue sont bien face à face en toute fraternité et côte-à-côte avec leur tradition respective. L’un, celle d’un protestantisme réformé de facture calviniste, l’autre celle d’un judaïsme libéral de haute culture. Ils lisent et interprètent leurs convictions particulières à la lumière des Écritures, juives et chrétiennes, de Moïse à Paul. Et la conversation brille de références au Talmud et à la Mishna pour l’un, à Barth et à Ricoeur pour l’autre. Les grands thèmes actuels discutés par la société française sont abordés au long cours de sept chapitres, tels les jours de la semaine. « Dieu vit que cela était bon. » Et le lecteur aussi.

 

En effet sont mis en débat, et en tête, le dialogue entre juifs et protestants, les problèmes d’éthique familiale et sociale, la politique au Proche-Orient, la Terre Sainte et la venue du Messie. Le point le plus débattu me semble être celui du quatrième jour « où il sera question de la grâce et du salut, de la mort, de la souffrance et de la justice de Dieu ». Quelle est en définitive notre religion, puisque le judaïsme de ce rabbin pense que la grâce est donnée à tout croyant en réponse à l’appel de Dieu, alors que pour le pasteur elle est donnée a priori, avant toute démarche humaine.

 

Concernant par ailleurs les problèmes éthiques contemporains, nos deux amis se partagent deux sensibilités, quand dans la tradition mosaïque du judaïsme ce qui est permis est encadré d’innombrables défenses ; alors que dans une spiritualité protestante de la liberté, il n’y a pas vraiment d’interdits mais le risque permanent d’une morale en situation. Mais l’une et l’autre accentuation s’accordent pour promouvoir « une responsabilité vécue sur le mode de la confiance ».

 

" Paroles d’alliance "

François Clavairoly et Haïm Korsia
Éditions Françoise Bourin, 2010

 

Livre : « La Bible et les Pères » de Philippe Henne

David Bouillon
Avril 2011

Le lecteur protestant n’a pas en général une connaissance, même succincte, des Pères de l’Église. C’est pour lui une nébuleuse sur laquelle la Réforme a heureusement tiré un trait définitif, reléguant les Pères, au mieux, au rôle de transmetteurs presqu’involontaires de la foi authentique et, au pire, au statut de concepteurs initiaux de toutes les dérives de la théologie catholique et romaine. C’est oublier que les Réformateurs se sont longuement appuyés sur ces auteurs chez qui ils entendaient justement retrouver la droite doctrine dont n’aurait jamais dû dévier l’Église.

 

Le mérite de cet ouvrage d’initiation à la patristique est de nous montrer, particulièrement à nous protestants si attachés au Sola Scriptura, que
dès les premières générations chrétiennes et jusqu’au XIIe siècle, le rapport à la Bible fut complexe et multiple. Le parcours historique et culturel auquel nous convie l’auteur révèle que les problématiques abordées par les Pères dans leurs lectures de la Bible n’ont rien à envier aux questionnements des théologiens ou des croyants d’aujourd’hui : quelle herméneutique adopter ; la Bible, texte pour le dialogue ou arme polémique ; lecture spiritualisante ou exigence critique ; utilisation ou rejet des savoirs du temps ?

 

La trentaine de Pères présentés sont regroupés en sept parties dont chacune recouvre ou une époque ou une zone géographique ou une tradition particulière. Hormis les trente premières pages qui ne donnent que des généralités sur la période qui va de l’exégèse juive à Marcion en passant par Philon et les Évangiles, la suite se révèle passionnante. L’exposé est clair et donne de nombreuses informations sur la biographie du Père présenté.

 

Chaque partie se conclut par une brève synthèse. L’envie vient très vite de poursuivre l’étude et de plonger dans la collection Sources chrétiennes pour y relire ces textes patristiques. La lecture n’est pas alourdie par un apparat critique, lequel est remplacé par une abondante bibliographie en fin d’ouvrage. On pourra regretter que pour un livre sur la Bible, l’éditeur n’ait pas prévu un index biblique qui aurait permis de comparer la diversités des commentaires sur un même passage.

 

 

" La Bible et les Pères : Parcours historique de l’utilisation des Écritures dans les premiers siècles de l’Église "
Philippe Henne
Cerf (Initiations aux Pères de l’Église), 2010

 

Livre : « Mystique et spiritualité. Est-ce bien raisonnable ? » de Waltraud Verlaguet

Roland Poupin
Avril 2011

Après avoir proposé, comme point de départ de son analyse, une « définition provisoire » selon laquelle : « la mystique est un vécu spirituel qui

s’exprime dans un texte » (p. 7), Waltraud Verlaguet développe sa réflexion en commençant par la mystique et sa signification (ch. 1) et son statut dans la pensée humaine en général (ch. 2) et, plus particulièrement chrétienne, voire occidentale ; avant d’aborder son développement dans l’histoire (ch. 3), des temps bibliques à nos jours. Elle confronte diverses problématiques, notamment celle des relations entre mystique et raison, toujours tendues, et à la fois conflictuelles et source de fécondité.

 

Le texte est accompagné de schémas proposant de visualiser les concepts mis en oeuvre. Une annexe, avec un index des auteurs cités résumant leur pensée en quelques lignes, et un glossaire des principaux concepts employés, complète la volonté pédagogique de l’ouvrage.

 

Un développement pertinent qui laisse toutefois, sans doute du fait de la brièveté de l’ouvrage, quelques questions : par exemple la distinction entre pensée grecque et néoplatonicienne d’un côté et pensée biblique et chrétienne de l’autre n’est-elle pas trop tranchée ? L’auteur voit chez Paul « deux cultures » (p. 65) dont la synthèse ne trouve son terme que dans les années 500 avec le Pseudo-Denys : Verlaguet ayant souligné remarquablement le rôle de la langue comme véhicule de la culture et des caractéristiques des différents textes mystiques, des textes comme la LXX, ou les écrits de Philon, n’orientent-ils pas, pour cette « synthèse », vers des époques plus hautes ? Autre question : le malentendu, qu’elle relève concernant la compréhension de la mystique par Barth, appelle une interrogation sur le concept de « transcendance », pas si éloigné de Barth, qu’elle met en œuvre …

 

Au-delà, et par les questions qu’il laisse, le parcours de Verlaguet ouvre de belles perspectives, invitant à recevoir la littérature mystique comme
reprenant « les éléments de la vision du monde de son époque pour les subvertir et les sublimer », déplaçant « ainsi la pensée religieuse en particulier et la pensée tout court en général » (p. 108).

 

" Mystique et spiritualité. Est-ce bien raisonnable ? "
Waltraud Verlaguet
L’Harmattan, 2010