Revue protestante de culture

Protestantismes d'Europe centrale

Le pasteur Skorobahach, tu? ? Marioupol

En dehors de son petit carré français, le protestantisme européen n'est pas limité à ses terres allemandes, scandinaves et britanniques. Dans les anciens territoires Habsbourg et au-delà, il a une longue histoire et une actualité symptomatique des défis auxquels le christianisme est confronté dans cette Europe-là : des églises traditionnelles tentées par le repli communautaire, des églises nouvelles qui découvrent de nouveaux espaces, des sociétés durablement marquées par l'athéisme communiste.

 

Ukraine : persécutions religieuses dans les zones occupées

Novembre 2014
Soldats «prorusses» à Sloviansk, début juillet

La guerre que Vladimir Poutine mène contre l'Ukraine depuis mars (« annexion » de la Crimée) et avril derniers (début de l'intervention au Donbass) a déjà fait des milliers de morts, de blessés et des centaines de milliers de réfugiés. Elle a aussi des conséquences religieuses : l'Ukraine est un territoire habitué à la coexistence des religions, l'idéologie défendue par le maitre du Kremlin veut elle que la religion ne soit qu'un outil au service du pouvoir et que tout russophone soit un croyant orthodoxe obéissant au patriarcat de Moscou. Ce qui était loin d'être le cas dans les zones désormais sous contrôle russe dans les régions de Donetsk et Louhansk où les églises protestantes locales se sont retrouvées très vite dans la ligne de mire des « militants séparatistes prorusses ».

 Le 8 juillet dernier, les églises protestantes d'Ukraine publiaient le communiqué suivant :

 

« DÉCLARATION des chefs des Églises Protestantes Évangéliques d'Ukraine sur les persécutions religieuses dans les régions de Donetsk et Louhansk.

 

Depuis le début des mouvements séparatistes est-ukrainiens et la soi-disant proclamation de la « république populaire » (DNR, LNR) de Donetsk et Louhansk, les chrétiens des régions orientales, et plus spécialement ceux des dénominations évangéliques, sont de plus en plus victimes de persécutions religieuses.

 

Les attaques délibérées de la part de militants armés contre les évangéliques s'accompagnent d'enlèvements, de tortures, de menaces d'exécution ou de pogroms sur les lieux des rassemblements de prière, de la saisie des maisons de prière, des maisons de repos et autres lieux de culte ou d'aide sociale, causant des dommages à la santé individuelle et aux biens privés de pasteurs et de diacres.

 

En mai-juin 2014, des faits d'enlèvement et de tabassage de pasteurs et diacres évangéliques ont eu lieu à Sloviansk, Horlivka, Donetsk et Droujkivka. Les terroristes de la DNR et de la LNR n'empêchent pas seulement les activités religieuses des chrétiens évangéliques mais s'emparent aussi des maisons de prière pour y installer leurs personnels, infirmeries et postes de tir. De tels incidents ont eu lieu fréquemment à Donetsk, Horlivka, Sloviansk, Chakhtarsk, Droujkivka, Torez dans la région de Donetsk, et aussi dans la région de Louhansk.

 

En outre, le 14 juin, au cours d'une attaque terroriste qui a eu lieu sur un pont à Marioupol, des militants de la DNR ont assassiné Sergiy Skorobahach, pasteur de l'Église du Renouveau, qui était président du Conseil des Églises de la Ville. (...)

 

Nous demandons aux croyants du monde entier de se joindre à nos prières pour la paix dans l'Est de l'Ukraine, pour l'arrêt du terrorisme et du bain de sang, pour le retour à une vie normale et à la restauration des droits et libertés des citoyens d'Ukraine qui vivent dans les régions de Donetsk et Louhansk, quelles que soient leur origine ethnique, leur religion, leur langue et leur opinion. »

 

Certains des faits mentionnés par cette déclaration sont détaillés dans les rapports réguliers des observateurs du Commissariat des Droits de l'homme de l'ONU sur la situation en Ukraine. Ainsi dans celui du 15 juin dernier :

 

« 236. À Donetsk, plusieurs attaques contre le Marathon de Prière inter-religieux (auquel participent toutes les principales églises à part celles du Patriarcat de Moscou) ont eu lieu presque chaque jour en mai, dont le violent tabassage de participants, la destruction de locaux, des menaces contre les organisateurs et les bénévoles. Le 23 mai, après une nouvelle attaque de la part de 15 représentants de la « République Populaire de Donetsk », dans une tentative pour établir des dispositifs de sécurité autour du Maraton de Prière, son coordinateur s'est, selon ses déclarations, rendu au siège occupé de l'Administration publique régionale de Donetsk. Là, selon ses déclarations, il a été violemment tabassé et a dû demander une assistance médicale. Le Marathon de Prière a continué ses rassemblements en juin. Aucun incident n'a été signalé. (...)

 

239. Des rapports ont aussi été reçus d'autres dénominations qui ont été attaquées, par exemple des protestants. »

 

Dans le rapport du 15 juillet :

 

« 156. La liberté de religion ou de croyance est de plus en plus menacée ces dernières semaines. Un nombre inquiétant d'incidents ont été rapportés dans l'est et en Crimée. Les groupes armés ont déclaré que la principale religion dans la région de Donetsk était le Christianisme orthodoxe (du Patriarcat de Moscou) et que les sectes étaient interdites. Ce qui explique dans une large mesure le nombre croissant d'attaques contre les églises protestantes, mormones et catholiques dans les zones contrôlées par ces groupes armés. Des dirigeants religieux ont été harcelés, menacés et enlevés. »

 

Dans le rapport du 17 août :

 

« 79. Le 8 août, après la réunion du soir habituelle du Marathon de Prière à Donetsk, quatre participants (trois hommes et une femme) ont été enlevés par des groupes armés. La participante a été libérée le même jour ; deux pasteurs protestants enlevés ont été libérés le jour suivant. Le quatrième participant (lui aussi protestant) a été libéré le 12 août. Selon les participants au Marathon de Prière, sa santé est bonne bien qu'il ait encore besoin de repos.

 

80. Ils ont été enlevés car, du point de vue des groupes armés, ils participaient à une marche « non-autorisée ». Cependant, une fois identifiés comme protestants, ils ont subi un traitement plus dur. Dans la soi-disant constitution de l'autoproclamée République Populaire de Donetsk, le Christianisme Orthodoxe du Patriarcat de Moscou est la seule religion reconnue et toutes les autres « sectes » sont interdites. »

 

La recension établie par l'Institut pour la liberté religieuse de Kiev pour le mois de juin est parlante :

 

« Le 8 juin, lors de la fête du Dimanche de la Trinité, des hommes armés sous le commandement du russe Igor Girkine (dit Strelkov) ont enlevé quatre membres de l'Église évangélique de la Transfiguration à Sloviansk (...) : deux diacres, Volodomyr Velychko et Viktor Bradarskyi et les deux fils adultes du pasteur desservant l'église, Ruvym et Albert Pavenko. Selon l'un des vice-procureurs de Sloviansk, (...) ils ont été torturés et tués le lendemain 9 juin (...).

 

Le 16 juin, des membres armés de l'auto-proclamée RPD ont occupé le siège de l'Église de la Parole de Vie à Horlivka. « Hier, après le travail, il y avait une réunion de prière dans l'église. Des hommes armés sont arrivés et ont exigé que nous ouvrions toutes les pièces. Ils nous ont gardé là environ une heure et demie et puis nous ont ordonné de partir. Ils nous ont dit que cela leur servirait désormais de quartier général et que le bâtiment était nationalisé », a déclaré l'un des paroissiens.

 

Le 17 juin, des militants à Donetsk ont saisi le Centre chrétien de réhabilitation Lumière du Soir. Les terroristes ont d'abord arrêté les 27 patients puis le chef du centre et son assistant, tous ont été retenus dans la cave. Heureusement, ils ont été libérés le lendemain.

 

Le 19 juin, ils se sont emparés de l'Église évangélique Parole de Vie à Torez (Région de Donetsk) qui est membre de l'Église Protestante d'Ukraine. « Des hommes armés avec des insignes de la Garde Cosaque ont envahi le siège de l'église. Ils nous ont ordonné de prendre les meubles et de partir, disant plusieurs fois que ces églises sont des sectes et qu'elles seront détruites. Les gens dans le bâtiment ont été menacés d'être fusillés s'ils parlaient de ce qui s'était passé », a déclaré le pasteur de Donetsk Sergiy Kosiak.

 

Le 21 juin, des militants armés se sont emparés de l'Église protestante Parole de Vie à Chakhtarsk, dans la région de Donetsk. Ils ont aussi arrêté le pasteur Nikolai Kalinichenko qui a été ensuite libéré, et ont volé sa voiture. « Les terroristes ont déclaré que si le pasteur continuait ses activités religieuses, il serait abattu », indique un communiqué. Plus tard, les médias ont signalé que le siège de l'Église Parole de Vie était utilisé par les terroristes de la RPD pour retenir les hommes de 20 à 40 ans afin de les forcer à intégrer les rangs des bandes armées.

 

Le 26 juin, des militants ont pénétré par force dans le bâtiment de l'Église évangélique des Victorieux à Droujkivka, région de Donetsk, et emmené le pasteur Pavlo Lisko et son épouse à leur QG. « Les militants armés ont volé l'argent, les documents du coffre-fort, l'ordinateur de bureau et ont tout emporté avec eux, en même temps que le pasteur et son épouse, au QG des militants, un bâtiment proche de la mairie de Droujkivka », a déclaré un religieux. Le pasteur et son épouse ont été détenus dans des cellules séparées et accusés de collaboration avec les Américains et d'aider les gens à quitter le Donbass. Après environ une semaine de captivité, les ministres de l'église ont été libérés. »

 

Les églises protestantes ne sont pas les seules victimes des persécutions religieuses : elles concernent aussi les paroisses orthodoxes dépendant du Patriarcat de Kiev (dissident de celui de Moscou et donc non inféodé au pouvoir russe). Quatre sur douze ont déjà dû fermer en Crimée, 6 popes sur 15 ont été forcés de quitter la péninsule et les autres ont dû signer des papiers les obligeant à coopérer avec le FSB (ex-KGB) et à signaler toute activité anti-russe. Sans parler des Tatars, persécutés non seulement dans leur religion (18 des 23 imams turcs ont dû quitter le territoire, les mosquées sont peu à peu transférées à un nouveau muftiyat aux ordres de Moscou) mais surtout car ils ont des droits sur le territoire (ils étaient là avant les Russes) et qu'ils sont hostiles à l'annexion forcée.

 

Jean de Saint Blanquat

 

Un couple mixte en Transylvanie au début du 18e siècle

Septembre 2014
László et Kata

Cet extrait du Cours de ma vie, l'Autobiographie de la comtesse calviniste Kata Bethlen la délaissée 1, relate quelques épisodes de sa courte vie conjugale avec son mari, le catholique László Haller. Les mariages mixtes n'étaient pas rares dans la Transylvanie de l'époque mais la fin de l'indépendance vis-à-vis des Habsbourg va les rendre plus difficiles, la nouvelle autorité autrichienne et catholique encourageant désormais les conversions. Kata, fille d'un grand seigneur hongrois, avait refusé d'emblée le mariage que lui proposait sa mère avec le fils de son second mari. Aucun grief contre le fiancé (dont elle ne dit jamais de mal) mais bien contre sa religion et contre sa mère qui lui impose cette vie. Ce refus est le véritable point de départ de son autobiographie qu'elle rédigera à partir des années 1720, sera publiée après sa mort et est aujourd'hui l'un des monuments de la littérature hongroise. Le mariage forcé est pour Kata le point de départ de ses malheurs puisqu'il entrainera ensuite l'enlèvement de ses enfants par le pouvoir autrichien et des relations difficiles et faussées avec eux tout au long de sa vie. Nous citons ici les passages de l'autobiographie allant de 1718 (après la mort de sa mère et la naissance de ses deux fils) à 1719 (mort de László). Ils passent du comique au tragique et montrent un peu de l'existence de deux très jeunes gens de la haute société, sincères dans leur foi et sans doute bien embarrassés qu'elle soit un barrage entre eux deux. La traduction a été faite par nos soins sur l'édition très littérale publiée en Hongrie.

 

J. de S. B.

 

(1) Voir notre article la présentant dans Foi&Vie 2010/2.

 

31. (...) Mon mari étant quelqu'un de fort joyeux, un farceur renommé et qui savait se faire apprécier, tous ses parents l'aimaient. C'est pour cela qu'ils l'emmenèrent avec eux (...). Ils lui demandèrent, entre autres discours, s'il avait quelque espoir de parvenir à me faire abandonner ma religion ? Il répondit qu'il n'avait constaté en moi aucune inclination pour cela. Alors, chacun à son tour, ils lui enseignèrent comment il fallait agir avec moi pour m'ébranler au plus vite (Oh, mon Dieu, tu m'as donné des forces contre tous ceux-là !). Madame István Kornis née Borbára Gyeröfi, qui était sa parente, lui donna, dans l'intérêt de leur parenté et pour me tourmenter, le conseil suivant : « Monsieur mon très cher beau-frère ! Il faut que Ta Grâce soit très dure envers ma jeune belle-sœur qui est maintenant en couches. Puisque sa chère mère est maintenant morte, il n'y a personne à qui elle puisse avoir recours. Ses frères sont loin d'elle, eux aussi. Que Ta Grâce ne fasse rien pour lui plaire : quand Ta Grâce voit qu'elle veut dormir, cogne d'autant plus fort à la porte. Ne demande pas si elle a mangé et qu'elle soit d'autant moins servie de la table. Entre parfois chez elle mais ne lui parle pas beaucoup, montre ta mauvaise humeur. Au matin, ne lui demande pas : « As-tu bien dormi ? », etc. S'il se trouve qu'elle te demande : « Pourquoi Ta Grâce est-elle de si mauvaise humeur ? », il faut lui répondre ceci : « J'ai bien de quoi être de mauvaise humeur ! Jamais je ne serai de bonne humeur tant que tu n'auras pas abandonné ta religion ! » C'est le meilleur moyen pour convertir ma jeune belle-sœur, c'est ainsi que mon pauvre mari, László Gyulafi, m'a moi-même convertie. » Ce conseil, tous les autres parents le trouvèrent approprié et ils lui conseillèrent de le mettre vite en pratique, qu'il s'en trouverait fort bien.

 

32. Le prêtre de Monsieur le gouverneur Zsigmond Kornis, qui s'appelait Létai, après avoir longtemps et attentivement écouté ces différents conseils, parla finalement ainsi : « J'ai bien attentivement écouté jusqu'à la fin les conseils de Vos Grandeurs mais, par mon âme, je ne recommande pas au mari de les suivre. Au contraire, mon conseil est que le mari, s'il veut arriver à quelque chose, se comporte avec affection et prudence. Car s'il agit comme le lui ont conseillé Vos Grandeurs, il fera de sa femme une étrangère : non seulement il n'y aurait pas d'union des âmes, mais même plus d'union charnelle. Car elle est d'une grande famille, elle a du bien, elle aussi. Elle peut quitter son mari, ne plus habiter avec lui. Et s'il y a séparation après cela, que fera le mari ? »

 

33. Mon mari revient de Medgyes 2 et commence à se comporter ici exactement comme le lui avaient conseillé ses parents. Il entrait parfois dans ma chambre où j'étais alitée mais il était toujours de mauvaise humeur et cela dura un certain nombre de jours. Moi non plus je ne lui parlais pas beaucoup, adaptant ma conduite à la sienne. Voyant que je suis peu sensible à sa mauvaise humeur, il révèle de lui-même la cause de sa mauvaise humeur, selon ce qui est écrit plus haut (voir 31, 32). Après l'avoir écouté, je lui dis : « Premièrement, Ta Grâce agit donc ainsi sur les mauvais conseils de ses parents. Mais je pense que si je le souffre, et si cela se répète, Ta Grâce agira de plus en plus de cette façon. Ta Grâce elle-même sait bien aussi que je possède un ferme contractus 3 de Ta Grâce, que je peux la quitter si elle me trouble dans ma religion (voir 18). Que Ta Grâce sache donc que, dès que Dieu me donnera assez de force pour me lever de mon lit, certainement je n'habiterai plus avec Ta Grâce. Les enfants, puisque ce sont des garçons et que selon le contractus cela revient à Ta Grâce, je les laisse ici, que Ta Grâce voie ce qu'elle fait avec eux. » À quoi il répondit : « Mais qu'y gagnerais-tu ? Puisque selon ma religion, tu ne peux être séparée de moi ... » À quoi, moi, je lui répondis d'un cœur bien amer : « Que le Dieu juste que j'ai honoré depuis mon enfance et que j'honore aussi maintenant accomplisse cette grande miséricorde à mon égard : qu'un an après notre séparation l'un de l'autre, Dieu reprenne à lui soit moi, soit Ta Grâce. » Ce que Dieu le très miséricordieux accomplit en effet 4.

 

34. Voyant à quel point mon intention est ferme, il commence à prendre l'affaire avec de belles paroles et à dire qu'il regrette cette colère due au mauvais conseil de Madame István Kornis. Et il me raconta ensuite quel conseil avait donné le père Letai (voir 31) et qu'il regrette fort de ne l'avoir pas suivi et de cette façon il apaisa mon âme. Par la suite il ne me troubla plus jamais et il n'aborda plus une seule fois la question de ma religion, sinon une fois qu'il était malade mais le regrettant alors aussitôt, il s'en repentit.

 

35. Comme en ce temps-là les papistes n'avaient pas coutume d'avoir en leurs maisons un prêtre à demeure, mon mari n'en avait pas non plus et quand des prêtres à lui venaient là, il prenait grand soin à ce qu'ils ne me cherchent pas querelle. Comme on ne pouvait parler avec eux de la Sainte Écriture, car ils évitaient ce sujet, je pris l'habitude, s'ils me cherchaient querelle, de vouloir d'autant plus durement et abondamment leur répondre. Considérant cela, ils n'osèrent plus autant se joindre à moi pour discuter mais ceux qui ne me connaissaient pas encore, mon mari leur déclarait à chaque fois que, pour l'amour de Dieu, ils n'aillent pas me chercher querelle car j'avais plutôt coutume de répondre abondamment. Pour les miracles, leur déclarait-il aussi, il ne fallait pas en parler devant moi car je n'y croyais pas et qu'ensuite il devait subir mes plaisanteries.

 

36. Un frère, alors que c'était justement le carême et que l'on s'entretenait à table des pouvoirs de l'agneau consacré de Pâques et d'autres aliments sacrés, parla, entre autres choses, de cet étonnant avantage : qu'une fois, un tout petit os de l'agneau consacré était tombé dans un étang et aussitôt, toutes les grenouilles de cet étang étaient devenues muettes, de telle façon que jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas une grenouille qui coasse dans cet étang. Je ris moi aussi à cela et je dis : « Certainement, je veux vraiment que Ta Grâce m'enseigne une si bonne médecine car j'en ai assez moi aussi d'écouter ici le chant des grenouilles ! » Mon mari dit alors aussitôt : « Pour l'amour de Dieu, mon Père, pourquoi Ta Grâce parle-t-elle de telles affaires devant ma femme ? Puisque si un jour elle en a l'occasion, certainement elle le vérifiera ... »

 

37. Le carême accompli, arriva pour Pâques un parent de Hongrie de mon mari, Imre Haller, qui était un jeune homme fort agité et de nature rebelle. Il y avait aussi d'autres papistes et, comme j'allais à l'église pour le premier jour de la fête, ils allèrent pour leur part dans leur église à eux. Mais la messe fut rapidement terminée et ils revinrent de l'église. Après un long carême, ils avaient de la peine à attendre de pouvoir manger de la viande, il était tard pour attendre que le déjeuner soit préparé. Ils préférèrent s'assoir vite devant les plats consacrés, ils burent de bon cœur du vin consacré, à tel point que quand ce fut moi qui revins de l'église, ils avaient tant mangé des saintes nourritures qu'ils en étaient à se jeter l'un à l'autre des morceaux de la sainte brioche. Une attaque frappa alors le pauvre frère dans sa terreur à les voir ainsi abuser des saintes choses : le malheureux ramassa de toutes parts les saintes miettes pour pouvoir les jeter au feu, protesta suffisament que c'est péché de damnation de jeter cela de tous côtés. Mais comme ils étaient déjà rassasiés, ils ne s'en soucièrent aucunement. Quant à moi, je charge un garçon de me procurer au moins deux os de l'agneau consacré car nos gens de ferme, à part un, étaient tous réformés. Le pauvre frère ne pouvait faire attention à tout, le valet cacha deux gros os, me les apporta et, depuis l'enclos de Fejéregyháza 5, je les jetai en deux endroits de l'étang pour rendre les grenouilles muettes. Quand le soir nous nous assîmes pour le dîner alors que les grenouilles donnaient de la voix avec de grands coassements, je me mis de nouveau à questionner le frère sur le profit des os sacrés. Ce qui donne des soupçons à mon mari qui commence à s'enquérir : peut-être ai-je tenté la chose ? À quoi je dis : « Et comment ! » Entendant ceci, le pauvre frère se met fort en colère, et voici qu'il demande avec force à mon mari qu'il ne souffre pas cette moquerie. Mais celui-ci lui dit : « J'avais pourtant déjà bien dit à Ta Grâce de ne pas parler d'affaires aussi vaines, car moi je suis un vrai papiste mais je suis bien incapable de croire de telles bêtises. Alors ma femme, comment y croirait-elle ? »

 

38. Peu de temps après, nous allâmes à Szeben 6. Le supérieur des jésuites de Szeben, voulant profiter de l'occasion et vérifier si j'avais quelque inclination pour leur religion, me fit porter par un jésuite profès, alors que mon mari n'était pas à la maison, une minuscule croix de cuivre espagnole que le pape avait bénie sept fois. Il me l'offrit accompagnée d'un bien long discours où il énumérait par avance les profits qu'on pouvait en retirer. Moi, ne voyant pas pourquoi je la prendrais, je lui dis : « Remercie le père supérieur pour sa bienveillance. Si Sa Grâce m'avait envoyé quelque belle croix avec des pierres précieuses, je l'aurais acceptée de bon cœur. Mais je ne vois pas bien quel profit je pourrais retirer de ce petit bout de cuivre. Je ne la prendrai donc pas ». Le jésuite se met de nouveau à énumérer les profits en question, parmi lesquels celui-ci, très grand, que lorsqu'il y a une tempête, que la grêle arrive, si on la sort face à elles, la croix détourne la grêle d'un autre côté, sans dommage. Je lui répondis que si vraiment elle procurait un tel bienfait, je la prends bien-sûr et je remercie Sa Grâce pour sa bienveillance. J'allais la prendre quand justement mon mari passa le pas de la porte et me demanda : « À quoi te servira cette croix ?». Je lui expliquai alors tout son profit et lui dis qui me l'avait fait porter. Se retournant alors vers le jésuite, il lui parla ainsi : « Pour l'amour de Dieu, mon Père, pourquoi la lui avez-vous mise en main ? Car cela ne lui servira qu'à provoquer des moqueries !». À quoi je dis : « Je ne provoque pas de moqueries ! Mais si jamais j'en ai besoin, je tenterai la chose pour voir quel profit j'en peux tirer ».

 

39.  Retournant à Fejéregyháza, nous fûmes rapidement contraints d'utiliser la croix sept fois bénie car une fort grande tempête éclata, la grêle arriva par grandes rafales. Je sortis donc la croix sept fois bénie, bien en face d'où venait l'averse. Ce fut une bien forte grêle qui ravagea tous le terroir, le domaine aussi, tout ce qu'elle trouva dehors, elle le tua. Quand la grêle et l'averse se furent calmées, comme le jésuite avait précisé que dans ces moments-là elle se tord puis de nouveau se redresse, je dis à mon mari : « J'ai sorti la croix qui a été bénie sept fois dès que j'ai entendu le grondement de la grêle. Je vois que cela a été très utile ...» Je regarde alors si elle s'est tordue à cause de sa sainteté, mais je la trouvai à la fenêtre tout aussi droite et plate qu'auparavant. Mon mari se tourna vers moi et me la prit mais je ne m'en plaignis pas : car j'avais appris maintenant tout son profit. C'est ainsi que cela se passait, soit avec des os d'agneau bénis, soit avec une croix espagnole bénie sept fois par le pape. Tout comme la vérité, le mensonge ne peut longtemps rester à couvert.

 

40. Car comme c'était alors une époque différente, mon mari n'était pas non plus un quelconque papiste à la foi aveugle. Quand il était chez lui, comme il y avait là une Bible de Várad 7, il la lisait chaque jour avec application. C'est pour la même raison qu'il ne croyait pas aux miracles imaginés par un quelconque frère malade. Je n'étais moi-même plus troublée de sa part dans ma religion, ce pour quoi Dieu lui accorde la paix. Je bénirai donc moi aussi, tant que je vivrai, mon Dieu qui ne permit pas que ma faible foi soit soumise à de plus grandes épreuves, connaissant ma propre faiblesse, qui fit même preuve par avance du soin grâcieux de ne pas permettre que nous habitions longtemps ensemble. Car s'il avait vécu, comme c'est à partir de cette époque que changea la situation de ce malheureux pays et que les réformés devinrent l'objet d'une telle haine de la part des papistes, il eût été impossible que je n'en vienne pas à subir une terrible épreuve en m'appuyant sur ma véritable religion apostolique et catholique : car il aurait dû lui aussi se conformer à ce monde d'aujourd'hui et moi encore entrer en conflit contre sa volonté. Mais Dieu, en sa miraculeuse sagesse et grâce, eut pitié de moi.

 

41. L'an 1719, la peste dominant en grande proportion dans ce pays, elle apparut aussi de tous côtés dans nos domaines, à Réten comme à Hévíz 8, et elle nous contraint de rester à Fejéregyháza où elle n'était pas encore. Alors que nous y étions, mon mari est pris un soir d'un refroidissement une semaine avant la Pentecôte et se sent de jour en jour plus mal, de sorte qu'il commence à fortement délirer. Mais moi, ne sachant pas alors ce genre de choses 9, je ne songeais même pas que ce puisse être la peste. Il y avait à Meggyes un célèbre barbier qui pratiquait aussi ordinairement la médecine interne. Je le fis venir et il reconnut tout de suite qu'il s'agissait de la peste. Mais, ne parlant alors de rien à personne à ce propos, il s'en alla en grande presse.

 

42. Son état s'aggravant chaque jour, il désira voir Monsieur le comte János Haller 10, son frère aîné. Mais ce seigneur n'avait pas grand désir de visiter son cadet, craignant que la peste ne l'y trouve. Le deuxième jour de la Pentecôte, mon mari commença à parler de Monsieur mon frère aîné Imre Bethlen 11, afin qu'il prie pour lui. Mais mon frère aîné n'était pas là. Un frère arriva là mais quand il eût vu qu'il était en danger de mort, il prit peur et dit ceci : certainement, il ne restera pas ici car il n'a encore jamais été aux côtés d'un malade à l'agonie et s'il n'accomplit pas toutes choses comme il faut, il devra pour cela subir de nombreuses pénitences. Pour ma part, je le laissais partir de bon cœur à son affaire afin qu'il ne tombe pas malade dans le péché pour cause d'ignorance. Faisant sortir d'autres personnes de la maison, seule reste avec moi une dame noble et la vieille dame et je commençais moi-même à prier pour lui. Du mardi après le déjeuner jusqu'au mercredi à l'aube, il ne dormit pas du tout mais pria sans cesse avec moi. Je fis avec lui une belle confession selon laquelle c'est seulement par la parfaite rédemption et intercession de Jésus Christ qu'il désirait être sauvé, niant tout attachement à son propre mérite et à la supplication des saints. Cela dura jusqu'à l'aube. Après l'aube, il tomba dans un tel délire qu'il ne reconnaissait plus personne. Le mercredi soir arriva Monsieur János Haller. Mais déjà, il ne faisait plus attention à personne, la maladie troublant fortement son cœur.

 

43.  Le jeudi matin, quand justement le jour se levait, il chanta d'une voix forte et déclara ceci : « Je crois en un seul Dieu, père tout puissant, créateur du ciel et de la Terre ». Sur cette parole, il mourut soudain, sans aucune cérémonie papiste. Et ainsi Dieu le compatissant accomplit le souhait exprimé par mon cœur profondément amer (voir 33), il sépara de lui ma vie en ce monde. J'ai acquis la conviction que Dieu le fit jouir lui aussi de la vue de Sa sainte apparence. Il mourut en la vingt-deuxième année de sa vie. Et moi je demeurais en l'état de veuvage avec mes deux fils nés ensemble, et de nouveau en état de grossesse.

 

(2) Medgyes, en roumain Medias, en allemand Mediasch, importante ville saxonne de Transylvanie.

(3) Formulaire d'engagement. Les frères de Kata, inquiets du mariage, l'ont fait signer à László pour qu'il garantisse la liberté de religion de Kata et que, comme c'était la coutume dans les mariages mixtes, les garçons soient de la religion du père, les filles de celle de la mère. Si László ne respecte pas cet engagement, Kata est libre de se séparer de lui.

(4) Ce vœu prononcé trop vite par Kata va, selon elle, s'accomplir : un an après cette dispute, László meurt. Elle y voit une confirmation de son destin particulier qui va la pousser à rédiger son autobiographie.

(5) Le château de son mari où elle réside alors, non loin de Segésvár (Sighi?oara).

(6) Nagyszeben en hongrois, Sibiu en roumain, Hermannstadt en allemand. La grande ville saxonne du Királyföld (la « Terre royale » donnée par le roi de Hongrie aux colons saxons au 13e siècle, après les dévastations mongoles) où Kata et László ont passé leur enfance et où ils avaient chacun une maison.

(7) Les premières bibles protestantes imprimées en hongrois, à Nagyvárad (Oradea en roumain).

(8) Domaines de Kata dans le sud de la Transylvanie.

(9) Très intéressée par la médecine, Kata deviendra assez vite l'une des plus grandes spécialistes de Transylvanie en la matière.

(10) Il fut plus tard gouverneur de Transylvanie, de 1734 à sa mort en 1755.

(11) Imre Bethlen, frère chéri de Kata, très intéressé comme elle par la théologie, la science et la littérature et qui constitua comme elle une importante bibliothèque. Comme Kata, il avait dû vivre sous le même toit que László de 1708 (4e mariage de István Haller, père de László, avec la mère de Kata et Imre) à au moins 1710 (mort du père de László).

 

Iványi: la prédication de Tatárszentgyörgy

Avril 2014
Gábor Iványi lors de sa prédication à Tatászentgyörgy (capture d'écran You Tube).

En complément de notre article De Kádár à Orbán : Gábor Iványi, pasteur dissident, paru dans le Foi&Vie 2013/2, voici la traduction de la prédication presque complète du pasteur Iványi lors de l'enterrement de Róbert Csorba et de son fils, tués par des extrémistes anti-tziganes en février 2009 1. On peut l'entendre aussi en hongrois sur YouTube.

« Mes chers frères et sœurs ! Ce sont les paroles amères de Jérémie qui me viennent d'abord à l'esprit : « La mort est venue à nos fenêtres, elle est rentrée dans nos palais pour enlever nos enfants des chemins et nos jeunes gens des rues ». Et les paroles de Jésus dans l'Évangile, qui a dit : « Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Mais si quelqu'un scandalisait un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendît à son cou une meule de moulin et qu'on le jetât au fond de la mer. (...) Ce n'est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu'il se perde un seul de ces petits » 2.

 
Pourquoi ces petits ont-ils été perdus ? ... Robert et son garçon, avec qui il repose maintenant dans le cercueil ? Y a-t-il, est-il aujourd'hui de plus profond fossé en Hongrie que la tombe où nous allons les déposer ? Nous ne voulons pas croire qu'en les enterrant, nous enterrions aussi nos derniers espoirs : l'espoir de pouvoir vivre dans une Hongrie démocratique. Pouvons-nous encore imaginer un monde où chacun ait la possibilité de vivre selon les droits humains fondamentaux, où la vie de chaque personne soit également importante, où le pouvoir rende justice à toutes les victimes de mauvais traitements ? Nous, en ce lieu, nous nous inclinons bien bas, nous sommes ici remplis de honte et nous demandons pardon à cette famille en deuil. Nous demandons pardon à nos frères tziganes maltraités que, depuis déjà 500 ans, nous aurions dû accueillir. Ce n'est pas eux que nous voulons persuader de tenter de s'intégrer, mais nous voulons les serrer dans nos bras – et cela n'est pas encore arrivé au cours du demi-millénaire passé.
 
Nous, ici, en ce lieu, ne sommes pas simplement les témoins compatissants d'une affreuse catastrophe, mais des êtres humains profondément bouleversés et honteux, nous qui n'avons pas appris des péchés de la Hongrie, à qui n'a pas suffi toute cette honte que l'on a déversé sur nous jusqu'ici. Nous, ici, maintenant devant ce cercueil ouvert, nous nous repentons et nous voulons déclarer notre intention de suivre les instructions de ce Jésus dont les anges chaque jour voient la face du Père céleste. Eux qui ont participé vivants au pardon de l'Éternel et ont pu se tenir devant le Dieu tout puissant et éternel, peuvent-ils seulement nous pardonner ? Y a-t-il seulement pour nous un pardon ? Voyons-nous et sentons-nous seulement notre responsabilité dans ce discours de haine qui n'en finit jamais, dans l'ouverture de cette fosse dont nous ne pouvons nous détacher  ? Y aura-t-il seulement traitement égal, possibilité que nos frères vivent dignement comme des êtres humains ? Y a-t-il seulement un pardon pour les péchés de notre société, y a-t-il seulement pardon lorsque nous exigeons d'êtres humains déjà anéantis et indignement mis de côté qu'ils portent la responsabilité de ce qui leur arrive – pardon, pardon ! Pardon pour tout ce péché !
 
Ce ne sont pas simplement les méchants canardeurs qui dans cette histoire ont commis le plus affreux péché – ce sont des voyoux que les services judiciaires doivent retrouver et amener devant le tribunal. Et y aura-t-il seulement grâce pour eux devant le tribunal de Dieu ? Mais tous nous sommes pécheurs, nous qui nourrissons profondément notre esprit de haine, de mépris, d'exclusion. Pardon pour ces écoles où les enfants tziganes ne peuvent entrer, eux qui ne peuvent apprendre dans les mêmes conditions que les enfants de la société majoritaire, et pardon pour toutes les mauvaises paroles, les moqueries, les plaisanteries et tous les mauvais traitement que dans ce pays peuvent être proférés contre une minorité nationale. (...) Il serait si facile maintenant de mettre ça sur le dos de Dieu, et pourquoi n'a-t-il pas pris soin de ce petit garçon et de son père ?
 
Mais c'est nous qui devions prendre soin d'eux. C'est nous qui, au lieu de le faire, avons fait des proclamations, proféré des avertissements et ne nous sommes pas mis en travers du chemin de ces mauvais bataillons qui dans ce village aussi sont allés faire leurs défilés. C'est nous qui avons toléré que cela arrive en Hongrie ... Nous nous taisons pleins de honte ou-bien nous nous écartons. Que Dieu nous pardonne à nous puisque ceux qui s'en sont allés n'en ont déjà plus besoin, (...) le bon berger a trouvé ses brebis, il les a prises dans ses bras et les a ramenées chez lui. Nous, nous sommes ici, nous dont les mains sont vides, nous n'avons pris personne dans nos bras, nous pleurons avec sa mère, nous pleurons avec ses frères et sœurs, nous pleurons avec les grands-parents, avec leur famille, avec tous les proches, nous faisons pleurer notre honte aussi et nous pleurons à cause de notre perte. Dieu nous pardonne et le Père céleste vous donne la consolation, lui qui ne veut pas qu'un seul de ces petits ne se perde. Nous ne le voulons pas non plus. Nous ne voulons pas que notre histoire, notre destin aille dans cette direction. Qu'il soit miséricordieux pour nous tous ! Amen. »
 
(1) Extraits en hongrois trouvés sur le site tzigane Meltosag.eu.
(2) Jérémie 9, 21 et Matthieu 18, 3, 6 et 14. Iványi utilise la traduction de Gáspár Károli datant du 17e siècle et encore d'usage courant chez les protestants hongrois malgré les traductions plus récentes.
 

Une interview de Gábor Iványi

Mars 2014

Dans cet entretien au quotidien Népszabadság 1 du 5 décembre 2011 (soit en pleine polémique sur première mouture de la nouvelle loi sur les églises, déjà retoquée une première fois par la Cour constitutionnelle), Iványi revient sur l'époque Kádár et sur ses liens personnels avec Orbán.

– Peu de gens savent que, sous le régime Kádár, vous avez été contraint pendant des années d'exercer vos fonctions de pasteur comme prédicateur de rue.


– Dans les années 70, à peu près au même moment chez les adventistes et dans mon église, chez les méthodistes, il a commencé à y avoir des purges. Les dirigeants des églises, qui collaboraient avec le régime Kádár, se sont débarrassés des groupes qu'ils trouvaient désagréables. Ceux qui avaient été exclus de chez les adventistes constituèrent la Communauté Chrétienne Adventiste, et nous, nous avons créé la Fraternité de l'Évangile en Hongrie. Cela se passa de la même façon dans les deux églises avec cette particularité que contre nous, il y eut même une action judiciaire. Avec cinq autres personnes, j'ai été condamné à de la prison avec sursis. Comme ils nous avaient contraint à l'illégalité, il n'y avait plus que la prédication de rue. Ça a duré quatre ans et demi : depuis notre exclusion sans interruption jusqu'en octobre 1981, quand le Bureau Ecclésiastique d'État eut la gentillesse de nous déclarer confession religieuse reconnue.
 
– Quels conflits ont précédé la rupture ?
 
– On nous a renvoyés mon grand frère et moi du collège sous prétexte d'agitation. Ma mère s'est rendue à ce propos à une assemblée de pasteurs et prêtres organisée par le Front Populaire Patriotique 2, une extension du Parti. Elle a pris la parole et cela a causé un grand scandale. Il y eut aussi des cas absurdes. À Nyíregyháza – à la grande stupéfaction des communistes locaux – le secrétaire du parti au MÁV 3 s'est converti et a commencé à fréquenter nos assemblées. Mon père était alors le numéro deux de l'église méthodiste. La direction de l'église exigeait à tout prix qu'il présente des excuses. Naturellement, il n'en avait aucune envie. Il ne comprenait même pas à qui il fallait présenter ses excuses et pourquoi. Le pouvoir a rassemblé ces différents éléments et notre famille s'est retrouvée dans la catégorie des récalcitrants. À l'étranger, le chef de l'église méthodiste se justifiait en racontant que toute l'église allait disparaitre si elle ne se débarrassait pas de nous et de nos pareils.
 
– Cette menace était réelle ?
 
– Il bluffait. En fait, il voyait en nous une concurrence et il a profité de ce que nous avions justement un petit peu énervé le parti unique. Il y eut effectivement une pression extérieure à l'église mais il serait difficile de dire que l'église méthodiste a agi le cœur brisé et sous la contrainte.
 
– Que s'est-il passé précisément ?
 
– On a lancé en interne une procédure ecclésiastique contre nous au début de 1974. À la suite de quoi on nous a exclus de l'église et on nous a réglementairement jeté à la rue : dix des dix-sept pasteurs méthodistes de Hongrie. Nous avons tenté de protéger notre pasteur de Szeged en nous installant devant sa porte, nous chantions et nous priions. Les policiers locaux n'ont pas osé intervenir. Ils ont finalement envoyé des commandos en hélicoptère depuis Miskolc. Moi, j'habitais au siège de l'église, dans la rue Fels?erd?sor 4, dans le VIe arrondissement de Budapest, un logement de fonction. Ils m'ont sommé de le quitter, ce que j'ai refusé. L'église m'a fait un procès. Je me souviens bien de l'huissier qui soupirait tout attendri : « La dernière fois que j'ai expulsé un prêtre, c'était en 1951 ... ».
 
– Il était nostalgique ?
 
– Oui, cela lui rappelait sa jeunesse. Il en avait presque les yeux humides. Je m'en souviens encore car c'est justement en 1951 que je suis né ... À cause de mon insubordination, ce n'est finalement pas l'huissier mais le président de l'église méthodiste en personne et son pasteur suffragant qui sont venus. Ils ont descendu mes meubles à la cave, je ne les ai pas revus depuis. J'habitais déjà chez mon beau-père quand est arrivée la nouvelle qu'on avait verrouillé la porte de notre temple, la salle d'assemblée de la rue József Nagysándor à Kispest 5. Je suis aussitôt monté sur ma moto et, poussé comme Samson par l'Esprit du Seigneur, j'ai brisé le verrou. Pendant quelques mois, ils nous ont laissés tranquilles et puis un jour ils ont mis une barre de fer en travers de la porte et cinq fois plus de verrous qu'auparavant. Nous avons tenu une assemblée d'église improvisée et nous avons décidé d'enlever aussi ces verrous, en y mettant toute notre force commune. Il y avait un ouvrier dans notre assemblée, il a apporté sa scie à métaux. Nous nous sommes mis en file et tous les trente, nous avons scié chacun à notre tour. Pendant ce temps, de l'autre côté de la rue, les types de la police secrète nous photographiaient.
 
– Cette salle d'assemblée a aussi son histoire.
 
– Dans la première moitié des années 40, pendant le régime Horthy, l'église méthodiste avait été décretée formation « suspectée de communisme » et avait été dissoute. Mais elle avait réussi à conserver la salle d'assemblée de Kispest en la qualifiant dans les papiers de l'église d'atelier de menuiserie. Après la guerre, elle avait retrouva ses fonctions spirituelles. Lorsqu'en 1977, notre situation est devenue désespérée et qu'il nous a fallu la quitter, j'ai fait le vœu de ne pas me raser la barbe tant que nous ne l'aurions pas récupérée. Avant ça, j'avais juste une moustache.
 
– À voir votre barbe, la réponse est claire.
 
– La salle d'assemblée a été vendue et même rasée bien avant le changement de régime. Un immeuble a été construit à la place. Avec l'autorisation de la municipalité de Kispest, nous avons fixé une plaque souvenir sur son mur au début des années 90. Je ne sais même pas si elle y est encore.
 
– Pourquoi le régime Kádár est-il intervenu si durement contre une confession pas si importante ni influente et qui était malgré tout elle aussi l'église méthodiste ?

– Selon moi, le pouvoir avait mal estimé quelles sortes de personnes avaient fondé nos églises. Il avait cru que nous allions faire preuve de beaucoup moins de compromission et de beaucoup plus d'intransigeance. Il n'avait pas compris pas que, dans le « socialisme adulte » – à part quelques catholiques et d'autres groupes isolés – il n'avait plus rien à craindre des églises. Quand on m'a condamné à dix mois de prison avec sursis, on m'a aussi interdit d'exercer une activité de pasteur. Le tribunal a menacé de me faire purger ma peine si j'enfreignais cette interdiction.

– Et pourtant vous avez continué.

– C'est alors qu'on commencé les années de prédication de rue. Je faisais le culte devant la porte fermée de notre salle d'assemblée. J'espérais qu'il y aurait de plus en plus de monde pour nous rejoindre mais c'est justement le contraire qui est arrivé. Notre assemblée s'est peu à peu étiolée. La majorité voulait la paix et la tranquillité et a plutôt cherché une autre communauté.

 

(1) Prononcer Népsobodchâg, ce qui signifie La Liberté (szabadság) du Peuple (nép) ou populaire. C'est l'ancien quotidien du Parti communiste, devenu aujourd'hui le quotidien de référence du centre-gauche, toujours lié à l'actuel Parti Socialiste Hongrois (MSzP, héritier de l'ex-PC mais plus du tout communiste) et appartenant au groupe suisse Ringier depuis 2003.
(2) Le Hazafias Népfront était l'organisation chapeautant toutes les organisations de la Hongrie communiste, il était chargé sous Kádár de sélectionner les candidats aux élections. Son organe était la Magyar Nemzet, quotidien aujourd'hui ultra-conservateur et lié au Fidesz de Viktor Orbán.
(3) La SNCF hongroise (Magyar Államvasutak, Chemins de fer d'État hongrois).
(4) Littéralement, la rue de l'Allée du Bois d'en haut, une grande rue de Budapest donnant sur le Kodály Korond (le rond-point Kodály, l'une des deux places intermédiaires de l'avenue Andrássy qui s'appelait alors l'avenue de la République populaire). L'Église Méthodiste de Hongrie y a toujours son temple, centre de la paroisse de Pest.
(5) Kispest (Petit Pest) est une ancienne commune de la banlieue sud de Pest, devenue le 19arrondissement de Budapest lors de l'agrandissement de la ville en 1950. C'était un quartier ouvrier non loin de l'ile de Csepel où étaient situées de nombreuses usines. Son club de football, le Kispest FC (devenu le Budapest Honvéd sous le communisme et le club officiel de l'armée hongroise), domina le football hongrois et européen des années 30 aux années 50.