Revue protestante de culture

Projet

Entre fidélité et mutations

 

Fondée en 1898 par Paul Doumergue, Foi&Vie a toujours cherché à articuler les convictions protestantes et les questions de société, l’attachement à l’Écriture et le souci des expressions culturelles les plus contemporaines. C’est ce qui explique qu’elle fut l’un des premiers vecteurs de l’introduction du barthisme en France, tout en diffusant largement les réflexions issues de la mouvance du christianisme social. Paradoxe à l’époque des joutes théologiques les plus acerbes, mais ce n’en est plus un aujourd’hui où la scène intellectuelle protestante est davantage apaisée. Foi&Vie a sans doute contribué, à sa mesure, à construire des passerelles. Certaines filiations n’en demeurent pas moins indéniables : Kierkegaard, Karl Barth, Pierre Maury, Jean Bosc, Jacques Ellul, Gabriel Vahanian…, chacun ayant reconnu sa dette intellectuelle et spirituelle envers les précédents. Sous sa version électronique comme sous sa version papier, Foi&Vie restera fidèle à cette ligne éditoriale, qui persiste à se vouloir tout à la fois abreuvée par l’Évangile de la grâce, en écho aux mouvements les plus vivaces de la culture protestante, et en prise sur les enjeux sociétaux les plus incisifs du siècle présent.

 

Frédéric Rognon

(Foi&Vie, 2013/2)

Une revue de culture protestante

 

Nous sommes convaincus que plus que jamais les voix protestantes doivent se faire entendre. (...) La Réforme, temps de crises multiples, période troublée et troublante de choix si difficiles à faire dans tous les domaines, religieux, politique, économique, éthique, culturel et social, a été pour le moins une époque sœur de la nôtre. Or, elle avança, malgré les désarrois du plus grand nombre, et elle évolua parce que des hommes osèrent, poussés par leur conscience, exprimer ce qui souvent d'abord choquait voire scandalisait leurs contemporains. Avaient-il tort sur tel ou tel point? Peu importe, au fond. C'est leur démarche et leur audace qui comptèrent alors. En ce début de 21e siècle, les besoins sont sans doute similaires. Les conformismes comme les intégrismes de toute farine nous menacent, à l'instar de "la faute tapie à la porte" de Caïn au chapitre 4 de la Genèse. Et une revue de culture protestante peut justement relayer les voix qu'il nous tarde d'entendre pour, sereinement mais fermement, les "dominer".

(...) Encore faut-il ne pas se méprendre sur le sens que nous donnons à ce qualificatif de protestant. (...) L'appellation de protestant, pour nous, n'est pas une étiquette confessionnelle, elle n'embrigade pas ni n'enrégimente. Elle renvoie à un état d'esprit qui, rejetant toutes les autorités d'invention humaine, accorde la première place à la conscience individuelle et à son jugement libre et informé, et en conséquence à une morale de la responsabilité qui s'accommode mal des compromissions, des atermoiements, des silences contraints ou des démissions. Bref, dans tous les domaines, la protestation s'impose, elle est fondatrice, dans sa signification étymologique de prise de parole ayant valeur de témoignage.

En ce sens, on n'est jamais protestant que lorsqu'on n'est ni confessionnel ni dogmatique ni sectaire ou communautariste, mais au contraire profondément laïque, et fervent défenseur et promoteur d'un pluralisme bien compris. La ligne éditoriale de cette revue de culture protestante repose ainsi sur une conviction qui dépasse tous les credos et tous les catéchismes, religieux, politiques ou quels qu'ils soient : les différences ne sont pas nécessairement des différends, et même les divergences peuvent être fécondes, et complémentaires plus que contradictoires. C'est dans la confrontation des points de vue et de leur exposé, c'est dans l'explicitation mutuelle de positions qui ne se ramènent et ne seront heureusement pas ramenées à une affirmation commune forcément minimale et partant réductrice, que la pensée progresse, qu'elle s'approfondit, et qu'elle peut mieux saisir, sinon résoudre, les grands problèmes d'aujourd'hui et de toujours.

Prétendre proposer à des lecteurs d'aujourd'hui une revue de culture protestante, c'est donc se donner pour but de prendre le recul nécessaire pour réfléchir de manière pluraliste et non doctrinale sur l'actualité, d'ici et d'ailleurs, sans jamais renoncer à dialoguer avec le passé proche ou plus lointain, mais en privilégiant toujours la dimension existentielle des questions et des thèmes abordés. C'est aussi ne jamais hésiter à interroger les textes bibliques, pour éclairer les problèmes les plus actuels.

Thierry Wanegffelen

(Foi&Vie, 2005/01)

Réflexions sur "Foi et Vie"


"Le Protestant ne lit plus", entend-on dire couramment. Et, cependant, les lecteurs de Foi et Vie semblent rester fidèles à une lecture parfois difficile. Il leur arrive même de se plaindre un peu de cette difficulté. Il n'est peut-être pas mauvais de tenter de faire le point sur ces dernières années et de répondre ici à bien des lettres de lecteurs.

I. - Tout d'abord, sans doute, Foi et Vie a une "ligne théologique", bien sûr ! Il y a l'acquis irremplaçable de la pensée de Karl Barth, que personne n'a dépassé jusqu'ici et qui nous semble loin d'avoir épuisé toutes les conséquences que l'on peut en tirer. Nous nous situons aussi exactement que possible dans la ligne de la pensée de Barth, sans aucune fidélité formelle : Barth lui-même est en effet bien rarement cité dans ces pages ! Mais nous ne pensons pas que nous soyions dans une période "après-Barth" ! Il y a une certaine compréhension théologique de l'Ecriture et de la vie que Barth a ouverte et qui nous semble plus vraie que ce qui a été écrit depuis dans toutes les directions. L'apport de Barth sur la Théologie dialectique, l'objectivité de la Parole de Dieu, Dieu le Tout autre, l'interprétation christocentrique de l'Écriture, la transcendance radicale, l'intégration de l'éthique dans la théologique, etc ... nous paraît aussi vivant, actuel, vrai qu'il y a un demi-siècle. Foi et Vie dans ce sens, reste résolument "barthien", à la nuance près que Barth ne prétendait pas faire du barthisme et qu'il a donné l'exemple de l'ouverture. Car c'est précisément l'un des caractères de cette théologie : l'ouverture à tout ce qui n'est pas elle. On sait comment K. Barth a su écouter les "libéraux" et repenser l'ancienne théologie orthodoxe en fonction de l'apport libéral conforme au "pratiquer la vérité dans l'amour". Que la vérité soit maintenue sans exclusive des autres, sans jugement sur ou contre les autres et, réciproquement, que l'amour soit la dominante, mais sans aucun sacrifice de la vérité, sans être emporté à tout vent de doctrine, sans que l'amour finalement remplace la vérité. Tenir les deux ensemble, ce qui est inévitable dans la foi, puisque cette révélation n'est précisément que la vérité n'est pas un système intellectuel (puisqu'elle doit être aussi exprimée de façon aussi rigoureuse que possible - et Barth l'a bien montré !), mais qu'elle est la vérité de l'amour. Réciproquement, l'amour n'est pas un entraînement sentimental, ni au service des autres dans tous les sens et sans contrôle, car cet amour est d'abord amour de la vérité. Ainsi, plus on a une théologie ferme (cette théologie-là !), plus, comme Barth l'a montré, il est possible d'être ouvert aux autres, à l'écoute de tous - et même plus : il est exigé par cette pensée de l'être.

Ainsi, Foi et Vie tente à la fois de conserver cette pensée théologique et de laisser la plus grande place à ceux qui n'ont pas la même orientation. (...)
 
En même temps qu'il y a effort pour être à l'écoute du "monde" et prendre ici notre place.

II. - Ceci correspond alors à un second aspect de Foi et Vie, qui s'exprime déjà dans le titre. Nous nous efforçons d'être fidèles à l'inspiration du fondateur qui s'est exprimé dans ce beau titre, Foi et Vie. Rechercher l'authenticité en même temps que l'expression de la Foi, à des niveaux différents, aussi bien dans une culture spirituelle que dans un enseignement biblique, aussi bien dans des poèmes que dans des miracles. Mais recherche de l'expression de la foi dans le concret des situations de notre monde, de la vie menée vraiment par les hommes de notre temps. Ce qui suppose à la fois une recherche éthique (comment la foi entraîne-t-elle une certaine attitude, un certain comportement) et une compensation (quels sont les vrais problèmes, les vraies situations dans lesquels nous sommes tous et collectivement plongés). (...) Nous essayons de ne jamais tomber dans un sociologisme ou une politique exclusifs, ni dans un spiritualisme sans implications concrètes. Il y a contradiction entre la Foi au Seigneur Jésus-Christ et la vie dans ce monde. Mais il y a un rapport indissoluble. La Foi ne peut pas être vécue ailleurs que dans ce monde, et très précisément dans cette société, et comment ne s'exprimerait-elle pas dans la volonté aussi de changer la vie, de changer ce milieu où nous sommes ? Elle n'est jamais un retrait du monde, un refus de partager la vie commune. Et, réciproquement, la vie dans ce monde, la participation n'a pas de signification, de sens possible qu'à partir de la foi à ce Seigneur Jésus-Christ (et à rien d'autre, ni personne). Cette foi seule donne une vérité sur ce qu'il y a entre ici et maintenant, aussi bien qu'une espérance qui rend la vie dans ce monde-là encore possible et digne d'être vécue, et le constat pour et avec l'autre encore porteur d'avenir et d'histoire. Ce jugement rigoureux, négatif, que la foi au Seigneur Jésus-Christ conduit à porter sur ce monde, le mal, le péché, mène non à une condamnation, mais à l'engagement de l'amour, parfaitement positif pour que cette vie soit autre et vivable pour tous. (...)

Foi et Vie reste ouvert à beaucoup d'initiatives. Non pas à n'importe quoi, selon la règle que nous essayons de suivre :  "Tout est permis, mais tout n'est pas utile, et tout n'édifie pas".

Jacques Ellul

(Foi&Vie 1977/6)

À nos abonnés, à nos amis

 

Foi et Vie recommence aujourd'hui son existence interrompue par la guerre et l'occupation. Pour ses rédacteurs, cette reprise est une grande joie. Car ce ne sont point seulement des liens de tradition qui nous attachent très fort à la revue. Elle a toujours signifié pour nous une des formes du témoignage que nous devions rendre. Aussi ce long mutisme auquel nous nous sommes condamnés a-t-il été pesant. Et pourtant il nous a paru préférable, en un temps où le contrôle officiel de l'État de Vichy prétendait fixer les limites et l'expression de la parole chrétienne. Maintenant qu'est révolue cette époque de honteuse misère, nous proposons à nos lecteurs de reprendre la communion de recherche et de témoignage qui nous a unis dans le passé.


Nous ne tenterons pas maintenant d'exposer les raisons qui, aujourd'hui, dans notre pays et dans le monde, rendent impérieusement nécessaire cet effort de collaboration intellectuelle et spirituelle. Ces quelques lignes ne prétendent pas non plus présenter notre programme prochain. Il suffira sans doute d'affirmer notre décision de demeurer fidèles à l' inspiration première du fondateur de Foi et Vie. Quand, voici quarante-huit ans, Paul Doumergue choisit ce titre, il entendait ainsi que sa revue confessât devant les hommes la foi évangélique dans son contenu positif et traditionnel, mais en soulignant sans cesse l'engagement concret et pratique que cette foi comporte. Il voulait aussi que la certitude théologique ne fût pas refermée sur elle-même, mais toujours présente au monde le plus actuel et ouverte à la vie des hommes sous toutes ses formes. Cette intention, nous l'avons eue après lui et, de notre mieux, nous avons essayé de la réaliser. Nous continuerons.

Pierre Maury

(Foi&Vie, 1945/1)

 

La Foi et la Vie, Ce que nous voulons être

 

Le devoir de parler nous est donné par la détresse même des âmes, et le devoir est pressant comme la détresse est pressante.

Et d'abord, où en est-on dans le monde ? (...)

Qu'est-il donc arrivé, au cours du siècle ? En quelques mots, le voici :

Le siècle commençant avait dit : Il n'y a pas de Dieu ; il n'y a que la nature, qui est divine, et l'Homme. Il faut que l'Homme vive de la Nature : car elle est toute la vérité, toute la force, toute la joie. (...)

On se pencha vers les seaux de la vie pour boire : et voici qu'après avoir bu, l'homme n'a gardé aux lèvres qu'un goût de boue et de mort. La science a analysé cette sève qui circule dans la nature et elle n'a noté que ces éléments : égoïsme, volupté, brutalité. Car les lois de la nature sont : l'inertie, la conservation de la force, la direction dans le sens du moindre effort, ainsi du plus grand plaisir, surtout la lutte pour la vie, l'écrasement du faible par le fort. (...)

Devant cette nature, d'horreur l'homme recula. Son trouble fut grand et grande sa tristesse ; car désormais, la nature ne lui étant plus rien, il était seul. Une consolation toutefois restait et il la tenta: c'était de se dire : "Je suis seul, mais je me suffis. Je porte en moi les possibilités d'un monde, un vaste monde d'émotions et de pensées. Je n'ai qu'à le cultiver, "à soigner ma belle humanité", à vivre tout entière ma vie." On dit surtout : "Faisons- nous à nous-même, en dehors de la nature, notre loi. Comme la vibration de notre regard crée notre lumière, que la vibration de notre âme crée notre lumière, que la vibration de notre âme crée notre idéal. La nature est féroce : nous, soyons tendres. L'égoïsme est partout : nous, aimons. Par l'amour l'homme brise toutes ses limites, s'élève au-dessus de lui-même. Celui qui se doute, entre dans la liberté absolue, s'affranchissant de tout, même de soi."

Et l'on eut la religion de l'action - de l'effort - de l'orgueil sauveur - la religion surtout de la pitié, de l'amour.

Mais l'homme est demeuré triste, car il est demeuré seul. Dans cette religion de l'idéal il est à lui-même son prêtre, son temple et son Dieu. (...)

Toujours le Moi et lui seul : car l'idéal n'est que le moi réalisé, le moi agrandi, ennobli, surélevé, surhumain. Mais, ô contradiction désespérée "et comme nous sommes organisés pour la douleur", il faudrait, pour trouver notre vrai moi, que nous sortions de nous-même, que nous nous donnions, que nous aimions ; et cela est bien impossible : car nous sommes seul. (...)

On en est là dans le monde : où en est-on dans notre Église ? Les esprits n'y sont pas en détresse sans doute, mais ils y sont dans un grand public. Ce n'est pas la nuit: mais ce n'est certes pas le jour.

Voici donc un esprit religieux. chrétien comme il y en a tant. Il tient sans doute à sa foi. Il sait bien que c'est la grande porte par où il sort de lui-même, entre dans l'au-delà, dans le monde des réalités éternelles. Mais, puisque c'est un monde réel, puisqu'il y faut agir, qu'il y faut marcher en présence de Dieu, du Christ, il faut de la lumière, des idées, - des idées sur Dieu, sur le Christ, sur l'éternité, sur la vie, sur l'homme. Des idées, c'est tout simple, semble-t-il ; car il y a l'Évangile.

Eh bien ! non ce n'est pas tout simple. Car cet homme, vit au milieu des hommes, au milieu du monde : c'est un esprit éclairé et ce qui l'éclaire ce sont les idées du monde, journaux et revues, et le livre du jour "à sensation" et les propos des salons et de la rue, les idées qui se dégagent des choses, des institutions et des mœurs. Tout le jour, comme du pavé même où il marche. monte une suggestion puissante, enveloppante. - Or, ces idées ne sont pas des idées chrétiennes, ce sont des idées païennes, grecques, bouddhistes, positivistes, panthéistes, mystiques, sceptiques - toutes contradictoires, sauf sur un point : l'Au-delà c'est l'Inconnu. Les dogmes sont morts. La Foi ne saisit rien que son ombre. Si l'on veut élever un autel, qu'il ne porte pas de nom.

Et tout cela est dit le plus posément du monde, - et supérieurement aussi, comme les vérités acquises, qu'on ne discute plus. Cela est dit partout, même dans un compte-rendu de tribunal ou de théâtre. Il n'y a plus de roi en France. mais il y a des idées régnantes. Et certes. pour l'esprit le plus libre et le plus fort, il n'est pas aisé de vivre hors la loi des esprits - penser seul, c'est penser envers et contre tous.

Sans doute on n'est pas seul : il y a l'Église. L'Église est chrétienne et il y a là une grande force. Mais si les idées du siècle n'y tiennent pas le haut du pavé, elles s'y rencontrent pourtant. Les théologiens se font un devoir de convertir les systèmes philosophiques du temps à l'Évangile. Il arrive à quelques-uns de faire comme ces missions catholiques qui prennent les fêtes païennes, les médailles païennes, les idoles païennes et les introduisant dans le temple, les baptisent au nom du vrai Dieu. Plus d'un esprit inquiet et chercheur entrant dans les chapelles théologiques, s'étonne et se trouble d'y retrouver Hegel, Spencer ou Taine qui l'avaient tant troublé en dehors des portes. Et puis il y a le bruit vague des démolitions que la critique fait dans la Bible et c'est à se dire : une seule parole du Christ est-elle authentique ?

Il y a encore les Revues - les revues évangéliques et certes elles aussi elles sont une force pour la foi : elles font leur œuvre, leur œuvre savante, scientifique. Mais pour beaucoup d'esprits elles logent un peu trop haut : c'est la montagne Ste-Geneviève à gravir, c'est la Sorbonne. Pour ceux qui vivent plus bas, dans le bruit et la poussière de l'action, ce n'est pas là encore tout ce qu'il faudrait, un compagnonnage de l'âme, une conversation le long de la route, familière, amie, ardente : ainsi sur le chemin d'Emmaüs, Jésus abordait les disciples et recevait la confidence de leurs tristesses. Alors, il se mit au pas de leur lenteur à comprendre, leur expliqua, depuis Moïse, tout ce qui regardait le Christ, l'Homme de douleur, et au-dedans d'eux leur âme brûlait. Puis, comme il voulait les laisser le soir : Demeure avec nous, dirent-ils car la nuit commence à venir.

Il y a enfin et surtout les sermons, et, toujours à portée, l'Évangile : mais plus d'un, sans perdre tout esprit religieux, en a désappris le chemin. Beaucoup y trouvent encore une grande douceur, une grande beauté : mais plus la paix. Entre les mots, en marge, plus ou moins entrechoquées, brutales, surgissent les paroles d'un autre Évangile, l'Évangile du siècle, les formules savantes : "Tout est relatif, tout est subjectif: il n'y a pas de vérité absolue. - La fatalité est la loi du monde, la loi de l'homme. - On ne change pas sa nature ; on ne change pas le monde. - La conscience ne relève que d'elle-même." - Et les grands mots : "les orthodoxies qui immobilisent - l'évolution des dogmes - la religion laïque de la charité".

Et cela fait avec l'Évangile une discordance douloureuse, violente. Ah ! certes le temps n'est plus où l'on avait cet œil simple dont le Christ a dit : si ton œil est simple tout ton corps sera éclairé. On est troublé comme un homme qui, de ses deux yeux, n'aurait plus de visions concordantes, coïncidantes. Les contours des choses s'embrouillent. Comment, au milieu, marcher? (...)

On a dit : il faut laisser faire la Vie. Et l'on s'est ouvert tout grand à la vie et la vie nous arrive du dehors, de l'Église, du Monde surtout - du bureau, de l'usine, des salons, de la politique, des écoles, telle qu'elle est aujourd'hui, chaos informe de vieilles traditions et de nouvelles idées, de principes païens et chrétiens : elle roule au travers de nous toutes ses contradictions et nous laissons faire, nous nous laissons vivre. Nous ne souffrons qu'à demi de toutes ces contradictions parce que nous sommes à demi absents de nous-mêmes, mais parfois dans un brusque sursaut de la conscience nous entrevoyons toute l'incohérence, tout le tumulte, toute la laideur de cette vie ... et nous nous disons même, tant nous y avons été étrangers : est-ce bien là notre vie : en vivant avons-nous vécu ? Certes cela est douloureux.

Hormis donc quelques hommes, et il y en a encore grâce à Dieu - qui par la toute-puissance de la foi se sont fait jour à travers l'obscurité du monde jusqu'au Christ et de là sont rentrés dans le monde pour vivre leur foi - la plupart des esprits sentent dans leurs profondeurs, un chaos. "Au commencement était le chaos interne et vide ; et les ténèbres n'étaient pas séparés de la lumière. L'esprit se mouvait sur l'abîme." C'est bien cela : l'Esprit se meut encore, mais sur un abîme.

Ainsi donc dans l'esprit du siècle les ténèbres, la nuit. Dans l'Église, pour beaucoup d'esprits une lumière toute mêlée de ténèbres, le jour tout mêlé de nuit. Mais est-ce bien vrai ? n'est-ce pas faire notre monde bien noir, et comme à plaisir ? En vérité, quand de toutes parts montent les plaintes, y aurait-il plus de pitié à ne pas en sentir toute la douleur? N'était-il pas la pitié même, le Christ qui a dit au monde : c'est ici la puissance des ténèbres; qui a dit à ses disciples : prends garde que la lumière qui est en toi ne devienne ténèbres. Et la Bible : Malheur à ceux qui disent des ténèbres qu'elles sont la lumière.  

Au reste, si nous créons cette Revue, si nous parlons, ce n'est pas pour dire : les ténèbres, les ténèbres. Nous pensons à la parole qui fut dite à Esaïe : Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? La sentinelle répond : Je vois venir le jour et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez. Convertissez-vous."

Il nous semble que nous aussi nous avons cette parole à dire. C'est la nuit. .. ce sera peut-être demain une nuit plus profonde encore : la nuit vient. Mais par-delà les ténèbres, il y a la lumière : il y a le jour. Il dépend de nous qu'il fasse jour. Car de la nuit au jour il est un chemin. On nous interroge et l'on dit : quel est le chemin? Et nous disons : convertissez-vous. Il faut une conversion de la pensée. Car il y a ici-bas un devoir de la pensée. Il faut qu'elle fasse son devoir : qu'elle le fasse - voilà le chemin. - Il la mènera au Christ et il sera jour. (...)

L'œuvre est vaste : et il y a place pour beaucoup d'esprits, il y a place pour les théologiens, les littérateurs, les moralistes, les économistes - hommes d'églises ou laïques, universitaires, chercheurs libres : et ce nous a été une grande joie de trouver dans ce monde laïque la plus chaude sympathie. Comme nous disions à un homme qui porte un des noms les plus respectés dans la philosophie, qu'il s'agissait d'abaisser, à la portée des esprits, les plus hautes vérités : cela n'est pas abaisser la vérité, nous dit-il. (...)

Cette œuvre est au-dessus de nos forces : mais nous ne sommes pas seuls : travaillant pour Dieu, nous travaillerons avec Dieu : que Dieu nous soit en aide !

Paul Doumergue

(La Foi et la Vie, 1898/1)