Revue protestante de culture
Le travail entre contrainte économique et vocation
Le travail entre contrainte économique et vocation
Depuis près d’un demi-siècle que sévit le chômage de masse, une pression continue s’exerce sur les attentes à l’égard du travail, dans un sens qui tend à les réduire à la perspective d’un emploi simplement alimentaire.

 

De la sorte, l’homme de la rue se conforme, au moins en apparence, aux postulats de la théorie économique classique. En effet, cette approche du travail ramené à sa dimension instrumentale était déjà celle d’Adam Smith, qui n’y voyait pour sa part qu’un « sacrifice de repos, de liberté et de bonheur ». (...) À partir des années 1980, cette logique, qui prévalait jusqu’alors sur le marché, à l’extérieur des organisations de travail, s’est progressivement insinuée en leur sein, où s’est installé un climat de compétition marqué par l’omniprésence des préoccupations de gestion. S’ensuit aujourd’hui un mal-être croissant au travail, qui affecte les employés mais gagne aussi les cadres. Est en cause une manière de gouverner les entreprises, les administrations et même quantité d’associations qui privilégie désormais des objectifs d’efficience et pilote les conduites à la lecture d’indicateurs chiffrés. Le management par la performance se détourne ainsi de ce qui se joue dans le concret de l’activité, au mépris de l’équilibre personnel des employés. Il les prive de la possibilité d’accomplir un travail bien fait. Travailler au mépris de l’estime de soi ne va pas sans souffrance, parfois au prix du burn-out, ni sans violence, notamment managériale.

 

Sur cette donne fondamentale se greffent les métamorphoses de la condition au travail telles qu’elles résultent, entre autres, des méthodes de production, de la progressive taylorisation des activités de service, du numérique, de la digitalisation du travail ou, plus récemment, du travail à distance. (...)

 

Cette perspective revêt un caractère d’actualité immédiate : celle de la crise économique et sociale déclenchée par la crise sanitaire liée au Covid-19 et celle de l’entrée en application annoncée de la fort stigmatisante réforme de l’indemnisation du chômage adoptée en 2019. Il importe donc de faire valoir d’autres conceptions du travail qui fassent droit aux aspirations positives que l’on est en droit d’y placer. Au premier rang desquelles le thème de la vocation mis en honneur par la Réforme, à l’importance injustement sous-estimée par rapport à celle de la prédestination. Avec la vocation, s’offre la perspective, non seulement de ne pas ajouter la réprobation morale à l’exclusion économique des chômeurs, mais aussi de réconcilier ces derniers et les actifs en emploi en réhabilitant une conception de l’engagement au travail qui voue tout un chacun à la possibilité de donner de soi.

 

D’où les trois préoccupations qui animent ce dossier. Un premier volet procède à une analyse de certaines problématiques actuelles du travail. Véronique Dubarry se penche sur les potentialités du télétravail, dans lequel elle voit une réponse simple – et potentiellement simpliste – à des problèmes complexes. Rodolphe Gélin porte, quant à lui, un regard relativement serein sur les potentialités de l’intelligence artificielle, qu’il estime seulement capable de remplacer le travail quand il est mal fait. Catherine Mieg dresse, en revanche, un tableau aussi édifiant qu’instructif des facteurs et des formes de la souffrance au travail aujourd’hui, non sans expliquer les manières de la prévenir. Pierre-Olivier Monteil analyse les ambiguïtés, voire le cynisme, de certaines démarches impliquant l’éthique dans les pratiques de management, tout en indiquant comment les réorienter pour qu’elles se démarquent d’un pur et simple blanchiment éthique. Retraçant l’évolution historique qui a conduit de l’externalisation à l’ubérisation du travail, Olivier Guivarch et Antoine Rouillard-Pérain formulent les nouveaux défis posés au syndicalisme et les opportunités qui s’offrent à lui pour œuvrer au service de tous les salariés.

 

Dans un deuxième temps sont proposées des relectures sociologiques et théologiques du travail appréhendé comme vocation, à la lumière de la Réforme. Reprenant quelques éléments du récit biblique de la Création, qui met en récit l’ambivalence de l’expérience humaine du travail (Genèse 2 et 3), Nicolas Cochand propose de repenser le thème de la vocation dans une perspective contemporaine incluant les dimensions de vulnérabilité et d’interdépendance. L’être humain est à l’œuvre tout au long de sa vie mais dépend aussi du travail d’autrui, ce qui amène à prendre en compte la question de la reconnaissance. Caroline Bauer opère une relecture de la pensée de Calvin dans le domaine économique et ses conséquences sur sa vision du travail. Bertrand Vergniol nous présente l’éthique embarquée, théologie du travail mais aussi méthode pour favoriser l’expression des premiers concernés, née de l’engagement du pasteur Guy Bottinelli à partir des années 1960 dans la région de Montbéliard puis lyonnaise dans un monde du travail changeant, de la réalité ouvrière à l’émergence de l’exclusion et des entreprises d’insertion.

 

Enfin, deux contributions prolongent ces réflexions sur la vocation par des témoignages d’acteurs ecclésiaux. Jean-Pierre Hoppstädter raconte la présence des Églises d’Alsace dans le monde professionnel – à la suite de Guy Bottinelli – et la difficulté à s’adapter aux profonds changements qu’il a connus. Françoise Mési opère une critique théologico-politique de la pensée économique contemporaine telle qu’elle est véhiculée dans l’opinion publique, et engage à renouveler l’accompagnement pastoral dans le monde du travail.

 

(Extraits du Liminaire de Nicolas Cochand, Stéphane Lavignotte et Pierre-Olivier Monteil)