Un dessin protestant?
(...) Face aux lapideurs qui tentaient de le coincer pour qu’il soit forcé d’approuver la mise à mort d’une femme, Jésus «se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol» (Jean 8,6). Humilité, retrait, acuité du regard: le dessin juge les bourreaux ou les voit autrement, tellement autrement que tout penauds d’avoir voulu être plus que des êtres humains, de s’être faits dieux (donc faux dieux), ils renoncent pour cette fois-ci à être bourreaux.
Comme ce qu’a écrit Jésus sur le sol, le dessin est tourné vers l’autre, il n’est ni introspectif ni extraverti. Et le peu qu’il montre de soi-même ne passe que par le regard de l’autre s’il y a regard. Le regard de Saskia sur Rembrandt, qui vient de l’interrompre dans sa lecture de la Bible à la fenêtre, en dit plus sur Rembrandt que ses innombrables autoportraits où il joue plus un personnage qu’il ne dit de lui-même.
Mais l’honnêteté voudrait pour commencer que l’on dise aussi tout ce qui oppose christianisme et dessin. Comme la place manquerait et l’intérêt, contentons-nous d’un trait marquant qui suffira à évaluer la distance. On constate tous les jours que la foi ne se transmet pas : un tel aurait dû l’avoir et c’est telle autre qui l’a eue, Dieu choisit le sournois Jacob et non le sincère Esaü, le vantard Joseph et non ses frères francs du collier. Or le dessin se transmet et on le verra dans 4 de nos 6 exemples où le parent qui dessine est très clairement à l’origine de la vocation de l’enfant qui dessinera. (...)
On aurait pu penser dans le monde protestant à des artistes plus évidents, eux aussi grands pratiquants du dessin comme Dürer, Rembrandt, Hogarth ou Blake mais plusieurs raisons nous ont poussé à aller chercher Hans Baldung Grien pour le 16e siècle, Gesina ter Borch pour le 17e, Daniel Chodowiecki pour le 18e, Rodolphe Töpffer pour le 19e, Tove Jansson pour le 20e et Craig Thompson pour le 21e. La première est tout simplement leur relative méconnaissance par le public français, à part Baldung Grien en Alsace et le genevois Töpffer qui a bénéficié d’une réelle popularité dans le milieu protestant francophone entre 19e et 20e siècle et aujourd’hui chez les amateurs d’histoire de la bande dessinée.
En plus, ces 6 personnalités ne sont pas connues comme tourmentées religieusement ni faisant passer dans leurs œuvres des thématiques principalement ou profondément religieuses. Leur protestantisme lui-même peut souvent être mis en doute et pour Thompson explicitement rejeté. Mais elles sont toutes les six à n’en pas douter issues d’un milieu protestant et ont vécu dans un environnement majoritairement protestant sinon ultra-protestant. Ce recul par rapport au protestantisme peut alors permettre de mieux voir en quoi elles sont protestantes malgré elles et identifier ainsi quelques traits de protestantisme dans un art qui n’a pas été conçu comme tel.
Ces 6 personnalités ont aussi fait du dessin leur moyen d’expression majeur, ce qui expose le plus clairement leur vision du monde, avec pour 5 d’entre elles (on pardonnera à Baldung, qui s’est pris la Réformation en pleine figure et en plein milieu de carrière, de n’avoir pas eu le temps de creuser cet aspect) une association intime du dessin à l’écriture, elle aussi très originale. (...)
En les prenant dans l’ordre chronologique et même si l’échantillon est aussi réduit qu’aléatoire, nous pouvons déceler comme une évolution du protestantisme entre le premier, Hans Baldung Grien, qui tente avec difficulté d’entrer dans cette nouvelle manière d’être chrétien et le dernier, Craig Thompson, qui tente lui tout aussi difficilement d’en sortir. Entre les deux, nous avons un peu toutes les configurations du rapport au christianisme dans le protestantisme, entre l’évidence (Gesina ter Borch), le questionnement (Daniel Chodowiecki), l’affirmation (Rodolphe Töpffer) et la mise à distance (Tove Jansson).
Les rapports au christianisme sont divergents, les rapports au dessin sont étonnamment proches : une sorte d’acharnement. Peut-être parce que si, dans sa vie chrétienne protestante, on s’appuie sur la même Bible et rien que sur elle depuis la Réformation (ce qui libère si facilement de l’influence de celles et ceux qui nous ont précédés dans la foi), le dessin dont on hérite vient de tout près, de nos parents, des artistes actuels que nous aimons, du public qui va réagir plus ou moins bien aux dessins que nous lui montrons. Là aussi, le dessin est empégué dans notre réalité, il n’est ni musique atemporelle et abstraite, ni écriture traversant le temps et parole du divin, il est la traduction malhabile de ce que nous voyons ici et maintenant. Le dessin de Baldung est directement issu du 15e siècle catholique et est naturellement plus en réaction à celui-ci qu’aux soubresauts théologiques de son temps. (...)
Enfin, nous pouvons éprouver à quel point le dessin est plus regard sur l’autre que sur soi-même. Avec là aussi notre premier et notre dernier exemple en contrepoints un peu plus autocentrés. Il y a dans les dessins de Gesina ter Borch, de Daniel Chodowiecki, de Rodolphe Töpffer et de Tove Jansson une acceptation heureuse, lucide et amusée du monde tel qu’il est, une gratitude étonnée mais apaisée.
Pour conclure et ne surtout pas conclure qu’il s’agit ici de dessin protestant (si l’on veut être véritablement protestant, c’est à dire chrétien, il ne peut pas plus y avoir de dessin protestant que de culture, cuisine ou cordonnerie protestantes), nous dirons seulement à la manière d’un portrait chinois que si le protestantisme était un art, ce pourrait être le dessin et que si le dessin était une religion, ce pourrait être le protestantisme.
(Extraits du Liminaire de Jean de Saint Blanquat)
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