Karl Barth et ses interfaces
Karl Barth est mort, à 82 ans, le 10 décembre 1968. Comparativement au cinquantième anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King en 2018, et surtout au jubilé de la Réformation en 2017, la commémoration des cinquante ans de sa disparition s’est faite plutôt discrète.
Nous n’avons pas voulu ici réparer un oubli, ni donc céder à la commémorite aiguë, dont les Français, et parmi eux les protestants, sont particulièrement friands. Nous avons plutôt souhaité, avec ce numéro de Foi&Vie, interroger le moment barthien dans ce qui l’a produit comme dans ce qu’il a produit, et dans ce qu’il peut encore signifier pour nous aujourd’hui. (...) C’est pourquoi nous avons choisi de tenter de saisir le geste barthien dans ses interfaces. De l’appréhender aussi bien dans ses sources d’inspiration, que dans les dialogues avec ses interlocuteurs, et que dans les échos entendus dans les différents champs de sa réception.
La théologie de Karl Barth n’est en effet pas une création sortie ex nihilo. Et c’est peut-être en restituant le barthisme à son histoire que l’on contribuera à atténuer ses pesanteurs dogmatiques. Non pas en en faisant un pur produit historique, ce qui reviendrait paradoxalement à emprunter à son sujet le chemin parcouru à propos de tous les dogmes de l’Église par son principal adversaire : Adolf von Harnack. Il s’agit bien plutôt de comprendre l’œuvre barthienne comme une pensée en dialogue. En dialogue avec certains de ses prédécesseurs (Calvin, Kierkegaard), et avec plusieurs de ses contemporains (Pierre Maury : l’introducteur du barthisme en France, Hans Urs von Balthasar : « l’ami de l’autre bord » selon les termes mêmes de Barth). Un dialogue n’est pas une simple conversation. Ni le fait d’avaliser passivement tout ce que dit l’interlocuteur. Parole qui circule à travers l’espace d’interlocution (dia-logos), le véritable dialogue est autant écoute que parole, et pour ce qui concerne l’échange avec les contemporains, authentique fécondation mutuelle.
Quant à la réception, elle s’avère polymorphe. On a sans doute trop insisté, et de manière trop schématique, sur le clivage entre les barthiens de droite (restés fidèles au jeune Barth) et les barthiens de gauche (qui ont suivi les évolutions du Barth de la maturité). Bien au-delà de cette dualité réductrice, l’impact du barthisme se fait ressentir, dans une remarquable pluralité, en catholicisme, dans les Églises américaines, ou jusque dans un renouveau de type post-post-barthien. Toutes ces facettes de l’héritage se donnent à voir non sans paradoxes, non sans ambivalences, non même sans ambiguïtés. Mais n’est-ce pas l’indice de la richesse d’une réception lorsque l’on constate que celle-ci est si diverse que Karl Barth lui-même n’aurait à l’évidence pas pu en assumer toutes les modalités ? Ici encore, c’est sans doute parce que l’on trouve des traces de Karl Barth dans des lieux théologiques fort différents, voire improbables, que l’on peut en reconnaître toute la fécondité. (...)
Nous avons choisi d’ouvrir notre dossier avec deux prédications de Pierre Maury, en date de 1916 et 1918, introduites par son fils Jacques Maury. Au-delà des recoupements que l’on repère entre les deux sermons, et des inflexions que la fin de la guerre induit dans le second par rapport au premier, on sera sensible au climat revivaliste qui précède la rencontre de Pierre Maury avec Karl Barth.
Serge Guilmin présente ensuite un ouvrage récent consacré à l’impact de Pierre Maury sur la pensée de Karl Barth : impact qui ne saurait être sous-estimé, notamment en ce qui concerne le passage de la notion de prédestination à celle d’élection.
Les circonstances de l’introduction du barthisme en France sont exposées par Patrick Cabanel : introduction dans laquelle le rôle de Pierre Maury n’a pas été mineur, mais non plus celui de Foi&Vie. On saisit, en se penchant sur ce morceau de l’histoire du protestantisme français, combien les opérations de traduction sont complexes, et pas seulement sur le plan linguistique.
Frédéric Rognon retrace la filiation qui conduit de Kierkegaard à Jacques Ellul, à travers ce passage obligé qu’est Karl Barth. De sa source d’inspiration à son héritier, le théologien de Bâle ne trace nullement un chemin rectiligne ; il multiplie au contraire les paradoxes.
La réception catholique de Karl Barth, souvent minorée ou mécomprise, est rappelée par Benoît Bourgine. Elle s’enracine en la figure de son compatriote, le théologien Hans Urs von Balthasar, mais s’étend bien au-delà. (...)
Peut-on être barthien au 21e siècle ? Et si oui, qu’est-ce à dire ? Christophe Chalamet répond à ces deux questions en mariant nuances et convictions : l’actualité de la pensée de Karl Barth doit se déprendre tout aussi bien de la frilosité que de la subjugation.
En ouverture, Bernard Reymond nous offre le coup d’œil rétrospectif d’un témoin de la vague barthienne. Sa reprise critique constitue un salutaire pas de côté.
Enfin, il nous semblait utile d’enrichir notre dossier par un texte méconnu de Karl Barth : L'Église et l’État, hier, aujourd’hui et demain (1937). Cet article est susceptible de nourrir nos débats les plus contemporains sur le statut, les mutations et les survivances du théologico-politique.
C’est donc sur un mode résolument pluriel que nous évoquons ici Karl Barth : un Karl Barth saisi dans ses interfaces, c’est-à-dire en miroirs.
(Extrait du Liminaire de Frédéric Chavel et Frédéric Rognon)
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