Revue protestante de culture
Nouvelles richesses, nouvelles pauvretés. Repenser nos solidarités
Nouvelles richesses, nouvelles pauvretés. Repenser nos solidarités
Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, et plus nombreux. Le processus est mondial. Des formes inédites de richesses et de pauvreté apparaissent. Ce constat nous conduit à reconsidérer la diversité des figures de la pauvreté et du même mouvement la diversité des figures de solidarité à maintenir et réinventer : politiques, éthiques, religieuses, culturelles, économiques, sociales, etc.

 

À la fin du XIXe siècle, les structures de protection sociale relèvent de la charité publique, du paternalisme patronal et de rares sociétés de secours mutuel. Devant l’envol du capitalisme et de ses premières conséquences pour les vies, le concept de solidarité, décliné de diverses manières, s’impose pour la pensée sociale. Nombre de pasteurs installés dans des régions ouvrières (Élie Gounelle, Tommy Fallot, Wilfred Monod, Freddy Durlemann ...) mettent en place des structures d’aide aux plus démunis. Ils constatent que la charité ne suffit pas, s’engagent politiquement et s’efforcent de penser le Christianisme Social, que rejoint l’économiste Charles Gide. André Philip, Paul Ricœur et quelques autres chercheront plus tard à penser le cadre éthique, politique, théologique et philosophique de cet élargissement de l’engagement.

 

Aujourd’hui, la France bénéficie d’un système de protection sociale de haut niveau, mais de trop nombreuses personnes passent à travers les mailles de ce filet protecteur (par exemple en matière de logement). De son côté, l’immigration, entre autres, montre l’extrême fragilité du lien social. C’est pourquoi les solidarités privées et l’engagement politique de nos pères fondateurs sont toujours d’actualité, ainsi que les questions de critique sociale, politique et théologique qu’ils avaient soulevées. Le premier numéro de notre revue Foi&Vie cette année avait pour thème L’argent : une question de théologie ? (2018/1). Prolongeant la réflexion, le présent cahier consacré au Christianisme social revisite les notions de richesse et de pauvreté, et s’interroge sur les solidarités nouvelles à inventer pour aujourd’hui.

 

Peut-être avons-nous besoin d’un recul dans le temps. Indéniablement, nos expériences et regards sur ces défis réclament aujourd’hui un renouvellement d’attention plus exigeante que jamais. Dans les pages qui suivent, voici d’abord une rétrospective, qui permet de revisiter l’une des convictions majeures du christianisme social, à savoir le devoir de solidarité. Frédéric Rognon nous fait rencontrer la personne et la pensée de Charles Gide. Deux situations bibliques (2 Rois 4, puis Actes 6) repositionnent nos idées sur la solidarité. Pour la première, Corine Lanoir souligne comment une victime de l’exclusion retrouve la posture de sujet, capable d’initiative, de liberté créatrice, face au destin. La deuxième situation, analysée par Philippe Kabongo-Mbaya, expose le redressement d’une pratique de solidarité sélective. C’est la restauration d’une justice, qui renomme le partage mais également les bases d’un vivre ensemble égalitaire.

 

Loin d’être des modèles intemporels, ces rappels offrent une perspective à la singularité du défi solidaire pour un monde comme le nôtre, balafré par tant de mutations et d’incertitudes. Olivier Brès invite à l’audace d’une diaconie prophétique, protestataire et politique. L’ampleur du problème est précisée cependant par Pierre-Olivier Monteil, qui scrute avec lucidité le champ difficile du déploiement économique et politique. Face à ce qui peut paraître comme une radicalité autiste des logiques dominantes, il reste la dénonciation, le courage d’être la voix des voix que l’on étouffe. Au-delà du cri, Bernard Rodenstein insiste sur ces exclusions elles-mêmes et la nécessité des changements.

 

Ces contributions suggèrent naturellement des pistes d’espérance. Des possibilités de voir et de faire autrement les choses. Loin de nous installer sur des nouveaux acquis, ces réflexions et questionnements déplacent, nous mettent en route.

 

Est-il possible de penser théologiquement la « pauvreté » sans la légitimer ? Fritz Lienhard tente de répondre à cette interrogation.

 

Prolongeant et décalant parfois le propos général des contributions précédentes, Marielle Macé et Olivier Abel creusent avec finesse la violence que peut recouvrir une précarisation des formes de vie des autres. Ces manières de vie qui sont en réalité des contestations. Avant de s’épuiser dans la déploration pour ce qui ne se fait pas, on pourrait déjà s’abstenir de faire ce qui déconsidère autrui. Parlant de l’accueil des migrants en Italie, Marielle Macé termine par cette formule choc : « C’est de leur précarité, de leur non-place, que partent leurs actions d’hospitalité, leurs gestes d’accueil envers ces expulsés par excellence que sont les réfugiés, à qui plus qu’à quiconque est évidemment refusée l’entrée ; et c’est dans l’énergie avec laquelle ils défient ces précarités et ces saccages que renaît l’élan politique : depuis leur précarité vivable et pourtant inacceptable, vers des précarités invivables et pourtant vécues. »

 

Face à l’exigence des solidarités nouvelles, les pages qui suivent, espérons-le, nous sollicitent en faveur d’un renouvellement de l’intelligence courageux, pour faire face à ce qui vient ...

 

(Liminaire d'Olivier Abel, Philippe Kabongo-Mbaya et Patrice Rolin)

 

Ce numéro a été préparé en liaison avec le Forum protestant et sa 6Convention le 1er décembre 2018 à Nîmes : Pauvretés Migrances Solidarités.