Revue protestante de culture
Libéralismes, les faux amis ?
Libéralismes, les faux amis ?
La crise actuelle du libéralisme financier aura au moins eu un avantage : celui de nous faire voir quelques-uns des ressorts du problème qui se pose à la société mondialisée. Et peut-être aussi de nous aider à discerner les lignes de résistance et les formes de réorganisation politique, économique et sociale que signalent peu à peu et comme à tâtons les ripostes à cette crise (...).

 

Nous avons vécu pendant de longues années, des décennies sinon davantage, sur le mythe d’un triple dépérissement de la religion, de l’État et du capital. (...) À bien des égards le libéralisme, sur les trois registres, a porté et amplifié ce mythe dérégulateur qui continue à faire le lit de cette société de prédateurs, de pillage, de pirates que nous refusons de voir venir. Mais à bien d’autres égards, sur les trois registres également, et contrairement à ce que l’on croit, il a souvent glissé le souci de nouvelles règles, de nouveaux pactes, de nouvelles formes de liens sinon de solidarités. C’est cette oscillation du terme que nous voudrions ici explorer, comme s'il avait deux visages, à l'image du dieu Janus. Et cette ambivalence fait le faux attrait, mais aussi peut-être la fausse répulsion du mot libéralisme, selon les contextes.

 

L’objet initial du présent dossier partait du sentiment que le triomphe de l’idéologie ultra-libérale masquait la généralisation, à l’échelle mondiale, d’une équation effroyablement stable entre un apparent libéralisme économique et financier et un certain despotisme politique et policier. Je reconnais que bien des pays, notamment ceux de l’Occident riche, de la vieille Europe ou des grandes colonies protestantes, tiennent à préserver leur démocratie et leur libéralisme politique : mais c’est à usage interne, et ce sont de plus en plus des sociétés à double face, avec une face douce à l’intérieur, et une coque bien dure vis-à-vis des « extérieurs ». Est-ce là une société libérale ? Comme si le rêve d’une société d’ouverture (économique) portait dans ses flancs le retournement vers une société de clôture (politique). Même à l’intérieur des entreprises, le décloisonnement obligatoire a été vécu comme un management par l’insécurité permanente. (...)

 

L’intention était donc, puisqu’il semblait que nous ne pouvions changer le « logiciel » libéral, d’exiger au moins d’aller jusqu’au bout de ce que la société était en droit d’attendre de lui, et de venir à la rescousse d’un véritable libéralisme politique. Pour reprendre les termes de la proposition finale de Ricœur dans son grand texte sur « le paradoxe politique », au moment du coup de Budapest : « Si le terme de ‘libéralisme politique’ pouvait être sauvé du discrédit où l’a plongé la proximité avec le libéralisme économique, il dirait assez bien ce qui doit être dit, que le problème central de la politique c’est la liberté ; soit que l’État fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance ». Il écrivait cela dans un contexte où le marxisme, appuyé sur le postulat du dépérissement de l’État, ne cherchait à penser ni les maux spécifiques de la domination et de la violence politique, ni la rationalité propre des droits démocratiques.

 

Notre contexte est différent. L’idéologie ultra-libérale elle-même semble avoir jeté aux orties tout souci des règles démocratiques, comme si le libéralisme politique n’avait été qu’un paravent. Mais tous ceux qui tentent de s’opposer à cette idéologie ont justement abandonné ce paravent à leurs adversaires, comme s’il n’y avait rien à en attendre. En France, au moins dans une certaine gauche, mais de plus en plus généralement, l’épithète « libéral » est devenu une injure. (...)

 

Faut-il cependant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Ne pourrait-on associer le libéralisme politique à des formes de solidarisme économique, selon le vœu de Charles Gide, aujourd’hui trop méconnu ? Peut-on accepter ce manichéisme où le libéralisme serait seulement le refus de toute règle, et où il s’agirait enfin, la crise aidant, d’en revenir à l’État régulateur pour protéger les faibles contre les forts ? Ce serait une erreur de lecture. Dès la fin des années 70, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard avaient déjà analysé les ressorts de cette nouvelle gouvernance mondiale. Ces auteurs et d’autres nous ont aidé à comprendre que le paradigme néo-libéral qui de Thatcher et Reagan à aujourd’hui, en passant par la chute de l’empire soviétique et la conversion de la Chine au capitalisme, a dominé le monde, ne s’est pas contenté d’abolir les vieilles règles républicaines ou démocratiques. Il a généralisé à l’ensemble des formes de la vie sociale un nouveau modèle de régulation par la concurrence et la compétition, obligeant tous les acteurs à devenir commensurables à l’échange, ou à disparaître. « Si c’est pas moi, quelqu’un d’autre le fera de toute façon » : telle est la perversion radicale de l’impératif catégorique kantien qui sert aujourd’hui de justification universelle. (...)

 

Ce paysage une fois brossé à grands traits, comment s’orienter dans l’océan des significations de notre terme ? Comment y pointer un petit roc de signification invariante, un phare ? C’est justement cette image qui s’impose, avec la pensée libérale : une pensée maritime, attaquant toutes les citadelles terrestres, favorisant les flux de liquidité et la virtualisation universelle, la tendance à tout possibiliser. Nous tenons peut-être ici le terme qui définit le mieux le lexique libéral : optimiser les options, augmenter sans cesse l’optativité elle-même. Avant d’en discerner les limites et les dégâts, il faut souligner l’aspect heureux de cette orientation.

 

(Extrait du Liminaire d'Olivier Abel)