Revue protestante de culture
Le jeûne, arme politique ou spirituelle ?
Le jeûne, arme politique ou spirituelle ?
Consacrer, en partie, un numéro de Foi&Vie au jeûne et à ses pratiques pourrait sembler incongru à un lecteur protestant, qui plus est dans la société consumériste qui est la nôtre. L'anorexie des adolescents suscite plus d'intérêt et de curiosité que cette ascèse volontaire, qui consiste à s'abstenir de toute nourriture ou à différer son repas pendant plusieurs heures ou plusieurs jours ; d'ailleurs, le jeûne n'est-il pas tombé en désuétude dans le protestantisme ?

 

Attribut des œuvres méritoires de la vieille chrétienté, le jeûne fait-il encore « recette » pour un chrétien éclairé par la grâce et la liberté de l'Esprit ? Ne convient-il pas d'en réserver la pratique aux ascètes en mal d'expériences insolites ou de sport de l'extrême ? Qu'on ne s'y trompe pas : le jeûne, comme expérience spirituelle et psychologique, connaît un regain d'intérêt (...). Civique et instrument des hommes politiques ou des pasteurs, il tente de contenir l'adversité comme les catastrophes naturelles et humaines, d'intercéder pour retarder le pire, de faire ployer la Transcendance, tout en cimentant une cohésion sociale que nos sociétés peinent à construire. Le jeûne concerne donc le citoyen autant que le fidèle.

 

(...) Qui ne se souvient du visage buriné par le désert de Théodore Monod, le savant naturaliste, devant le poste de commandement de l'armement nucléaire français de Taverny, dans le Val-d'Oise : depuis 1983, l'infatigable explorateur du Sahara s'arrêtait tous les ans, pendant quatre jours, au début du mois d'août, et jeûnait « pour protester » à l'occasion de l'anniversaire du bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki par l'armée américaine, les 6 et 9 août 1945. En dépit de son indéfectible fidélité à ce rendez-vous, Théodore Monod se garda bien pourtant, (...) d'élaborer une théorie du « jeûne de protestation » (...). Tout juste en livra-t-il l'objectif : il s'agissait d'entrer en sympathie avec la souffrance des victimes, de protester par compassion. Lors de ce jeûne, « il y a une petite difficulté à vaincre (nous ne mangeons pas, mais nous buvons de l'eau), une porte étroite qui, une fois franchie, laisse entendre votre détermination. C'est un blason qu'on arbore avec une certaine fierté. À Hiroshima les enfants ou les petits-enfants de ceux qui ont été atteints par les radiations se rassemblent aussi chaque année. Peut-être ce jeûne de trente personnes de Taverny les console-t-il un peu dans leur détresse ... Je veux le croire ».
 
Mais l'on aurait tort de restreindre tout jeûne à un acte de protestation. Le jeûne collectif peut être un ciment social quand il s'agit de défendre le bien public. Le lecteur aura beau jeu de penser que ce jeûne là « ne mange pas de pain » ! Voilà qui n'est pas si sûr ! Moins radicaux dans la pratique que ceux de protestation, les jeûnes « civiques » visent la cohésion sociale et le consensus politique (...). Jean Calvin, dans son Institution de la religion chrétienne, a posé les fondements de ce jeûne public et civique (...). Le jeûne « droit et sainct » a trois buts, selon Calvin : dompter le corps, bien disposer l'homme à la prière et témoigner de notre humilité devant Dieu. De ce fait, poursuit le Réformateur, quand il est signe d'humiliation, le jeûne convient davantage à un peuple tout entier et doit être public, car il touche à la discipline, quand le peuple des fidèles, comme un seul cœur, doit demander quelque chose d'importance à Dieu. (...) Mais Calvin prend soin de définir ce qu'est le jeûne : il ne s'agit pas d'une « simple tempérance et sobriété au boire et au manger, mais quelque chose davantage. Il est bien vray que la vie des fidèles étant attrempée d'une sobriété perpétuelle, il y a une espèce de iusne de l'homme Chrestien pendant qu'il vit en ce monde ; mais outre cela, il y a un autre iusne temporel : ceste restriction gist en trois choses, au temps (être à jeun) quand nous avons à faire ce pourquoy nous iusnons, en la qualité des viandes (ni friandes, ni délicates), et en la mesure (il faut manger plus légèrement que de coutume) ». Mais il peut y avoir danger de superstition : pour cela, prévient Calvin, Joël (dit) « qu'il faut rompre les cœurs et non les habillements (2,13) : une vraie contrition et douleur de ses péchés, voilà le jeûne véritable ».

 

(Extrait du Liminaire d'Annie Noblesse-Rocher)