In memoriam André Dumas
Qu'André Dumas fut et reste une figure de proue du protestantisme francophone, nul n'est près de l'oublier, moins encore au sein de la Revue. Mais alors que dans le monde c'est vers lui qu'on se tournait quand on voulait l'opinion d'un « protestant » viscéralement lié à la tradition biblique, à la Revue j'allais presque dire qu'à l'inverse on se tournait vers lui parce qu'en plus il représentait le protestant à l'écoute du monde.
André Dumas n'était pas quelqu'un qui laissait sa foi au vestiaire ; moins encore était-il un croyant qui donnait congé à l'intelligence quand il lui fallait dire sa foi et qu'en particulier celle-ci était ancrée dans la tradition réformée. Il n'avait pas oublié cette image de Barth : un chrétien est quelqu'un qui, s'il prend l'étroit chemin de crête de la foi, a toujours, et forcément, un pied en contrebas dans le monde.
Profondément enraciné dans le protestantisme historique, André Dumas a pourtant su arpenter le monde qui s'étalait à ses yeux avides de nouveauté avec l'inestimable prestance d'une foi qu'aucune lourdeur ancestrale ne saurait sangler. Pour lui, il ne servait à rien de protéger la foi contre le monde. Ou alors il faudrait pour cela qu'elle se fossilise. Qu'elle soit tellement transie de mémoires qu'elle en perde la mémoire. Ou devienne inerte. Et nous rive au passé et nous en torture sans relâche au lieu de nous y forger à l'espérance. Et pas celle qui nous invite à fuir le monde, mais à en honorer la réalité, cette originale bonté de la création que l'auteur de la Genèse place bien avant et au-dessus de tout péché dit originel. Dumas aurait peut-être hésité à dire comme Camus : « Le monde est beau et hors de lui point de salut. » Il n'en aurait en tout cas pas dit moins que Camus si, s'en appropriant la phrase, il lui avait fait dire : Le monde est beau et hors de Lui point de salut. Car qu'est-ce que le salut s'il ne consiste également à rendre au monde sa beauté en en transfigurant tout à la fois l'apparence et la réalité, autrement dit la mémoire ? N'est-ce pas le Christ lui-même qui nous y invite lorsqu'il enjoint à ses disciples, un instant éblouis par sa transfiguration, d'en engager l'enjeu dans le monde, seule arène d'une foi hors de laquelle il n'y a pas de salut ? Mais aussi hors de laquelle il ne saurait y avoir de mémoire que sélective et, donc, oppressive ou arbitraire, et contre laquelle, précisément, il met en garde ces mêmes disciples, maintenant perplexes, quand il partage la dernière cène avec eux et leur rappelle qu'il n'y a mémoire que de ce qui vaut d'être bien moins gardé que partagé. Disons-le autrement, la vraie mémoire consiste à se garder de son passé ou à s'en repentir. À se libérer d'une histoire qu'on subit, fût-ce par l'arrogance d'un détournement de son cours, et quel qu'en soit le support : une culture, une religion, un langage, voire à la limite un corps fût-il individuel ou social ; bref, toute chose à quoi on se raccroche comme pour souligner sa différence et en exclure l'autre qui vous regarde comme si, pour vous, cela ne vous « regardait » pas. Ne vous concernait pas. Ne vous interpellait pas. Ne vous mettait pas en question.
Cet héritier du protestantisme historique qu'était André Dumas en faisait donc mémoire, non pour en sacraliser le passé, mais pour en libérer l'avenir. (...)
(Extrait du Liminaire de Gabriel Vahanian)
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